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LE HAUT ET LE BAS DE L'ECHELLE 
 
 

Respect des liens familiaux - L'élimination de pratiques ridicules 
- De l'éducation à l'entassement - Des enfants dans une
maison condamnée - La majorité: ni progressive ni rétrograde 


 


Sur trois cent cinquante enfants, dans cet orphelinat progressif dont je parlais hier, on ne trouve qu'un seul débile mental. Encore s'agit-il (l'un débile supérieur et surtout d'un cas particulier, exceptionnel. S'il a été admis dans l'institution, c'est qu'il y avait un frère et qu'on s'est refusé à séparer les deux petits. 

Mais cette sollicitude, cette préoccupation de respecter les liens familiaux ne constitue pas, elle, une exception à la règle de la maison. Elle est au contraire une loi très généralement respectée.

PARENTE

Je le souligne avec d'autant plus de plaisir qu'on ne rencontre pas partout un tel souci. Il faut bien noter, par exemple, que certaines maisons interdisent aux frères et soeurs, répartis dans des établissements distincts, de se visiter entre eux. J'ai entendu des raisonnements aussi stupides que: "A quoi peuvent servir ces visites ? ils se connaissent à peine, ils ne se reverront plus dans la vie, autant s'habituer dès à présent..."

Quand on s'est heurté à des points de vue aussi monstrueux, il fait bon visiter un orphelinat où les autorités s'inquiètent au contraire à reconstituer les liens familiaux affaiblis par les séparations artificielles de la vie en institution. Dans la maison dont je parle, on a inauguré récemment les "réunions de famille". Chaque mois, la Société d'Enfance se charge de rassembler, dans les diverses maisons du diocèse, tous les enfants d'une même famille et de les réunir pour un après-midi, un souper, un bout de veillée en commun. 

- Les premières fois que nous l'avons fait, raconte notre guide, cela vous arrachait des larmes. Séparés depuis des mois, parfois des années, les frères et soeurs avaient peine à se reconnaître. Certains petits refusaient cette parenté retrouvée. C'était tragique. Mais maintenant que la routine est établie, les liens naturels reparaissent et l'affection ainsi renouée nous aide grandement pour l'éducation des enfants.

SOINS

Ai-je besoin de dire qu'une telle maison, aussi préoccupée du bien des enfants, n'omet rien en fait de soins physiques, psychologiques ou médicaux ? Chacun de ces services relève d'un spécialiste compétent et dispose de tout l'équipement nécessaire. Chaque enfant est suivi pas à pas à travers les étapes de sa croissance et l'attention qu'il reçoit dépasse certainement celle qui est accordée à l'enfant d'une famille moyenne. On aurait d'ailleurs bien mauvaise grâce d'en être scandalisé; les enfants qui se trouvent privés de ce bien essentiel et indispensable: une famille unie, ne recevront jamais assez de compensations sur les autres plans. 

La discipline ? Je l'ai trouvée, dans cet orphelinat dont je parle, en progrès notoire sur les méthodes de presque tous nos pensionnats québécois. Qu'on parle de silence, de sorties, de promenades, de pensums ou de retenue, chacun de ces problèmes a été repensé à la lumière des méthodes actives d'éducation et chacun résolu d'une manière positive. Je n'ai pas besoin d'ajouter que rien de tout cela n'est parfait; mais quand on peut affirmer que les éducateurs combattent la routine, reçoivent toutes les suggestions, gardent l'esprit ouvert et disposé à de continuels rajustements, on possède une garantie de progrès constant.

Inutile de mentionner qu'un certain nombre de pratiques ridicules, encore en vogue dans plusieurs maisons, sont disparues de celle-là. Il n'est plus question, par exemple, de mettre aux enfants des petites jupes pour le bain individuel hebdomadaire! Ni de les habiller de vêtements uniformes et interchangeables comme des bagnards. Non plus de leur faire porter leurs vêtements à l'envers, coutures endehors, en guise de punitions. Tout cela a disparu à mesure qu'on prenait conscience des besoins de l'enfant, de sa personnalité; à mesure qu'on s'efforçait d'adapter le régime aux pensionnaires et non plus les pensionnaires au régime. 

Enfin, avant de clore cette énumération forcément incomplète, notons encore le souci très marqué de respecter la vie personnelle de chaque enfant. Cet orphelinat progressif met tout en oeuvre pour que les petits ne se sentent pas perdus, noyés dans le groupe. Chacun a son casier, ses effets personnels, ses jouets, sa garde-robe. Celui qui commence un jeu (assemblage de mécano par exemple), à la récréation du midi, peut remiser son travail pendant l'heure de la classe et le retrouver intact à la récréation suivante. Chacun jouit d'une intimité, sans doute réduite, mais guère plus que dans une famille nombreuse.

L'ORPHELINAT RETARDATAIRE 

Voilà donc pour l'orphelinat progressif. Ai-je besoin de préciser que de telles institutions sont extrémement rares, que je doute fort qu'il en existe plus de deux ou trois à travers toute la province ? 

On pourra s'en consoler en songeant que les institutions complètement rétrogrades, comme celle que je vais maintenant décrire, ne sont guère plus nombreuses. Mais comme leur existence, et dans nos villes les plus importantes, constitue un véritable scandale, il faut bien en parler aussi. 

Celui auquel je pense en ce moment se trouve situé en plein centre urbain, au bord d'une rue commerciale extrêmement achalandée, à la périphérie d'un quartier louche. Pour n'importe quelle personne de bon sens, voilà déjà rassemblés les éléments d'une condamnation. On n'a pas idée d'entreprendre une oeuvre d'éducation, auprès d'enfants déjà éprouvés, dans un site aussi défavorable. Mais nous ne sommes pas au bout de notre étonnement, loin de là.

L'institution, qui abrite plus d'une centaine d'enfants d'âges variés, loge dans un immeuble condamné par les services municipaux. Une autre oeuvre a dû en déguerpir (à cause de l'insalubrité ou de l'insécurité des lieux, ou peut-être des deux à la fois). Et pourtant, cette oeuvre fugitive, qui s'est cherché d'autres quartiers, y logeait des adultes et non pas des enfants. La seule visite des lieux suffirait à terroriser n'importe quelle personne tant soit peu consciente du danger d'incendie. Depuis que l'orphelinat s'y est installé, soit une quinzaine d'années au moins, on parle de déménager dans de nouveaux locaux à la campagne. Mais les années passent et les enfants demeurent dans la vieille boîte à feu. 

"COMMODITES"

Inutile de mentionner que dans un tel site, les enfants n'ont pas de cour de récréation digne de ce nom. Ils doivent se contenter d'une salle, insalubre comme le reste de la maison, et de promenades dans un quartier poussiéreux, trépidant. Le personnel est à l'avenant, rassemblé de droite et de gauche. Professeurs et surveillants se recrutent au hasard, sans considération pour la compétence pédagogique: on prend ce qu'on trouve. 

Est-il besoin d'aller plus loin ? On n'en finirait pas d'exposer les conséquences morales, psychologiques et même pathologiques d'un séjour dans une telle institution. 

Mais notons cependant, pour faire saisir l'incohérence de notre système provincial. que cette maison, comme toutes les autres du genre, reçoit des pensions gouvernementales pour un bon nombre de ses sujets. Elle est reconnue par l'Etat, au même titre que l'institution progressive dont nous avons parlé précédemment. 
 


*  *  *

Il n'est pas possible de passer en revue la centaine d'institutions diverses qui ont en commun le nom d'orphelinat. Le lecteur comprendra donc que sur l'échelle dont nous venons de décrire les deux extrémités, la masse de ces institutions se répartit inégalement. D'après les visites que nous avons faites, il nous semble que le plus grand nombre prend place à égale distance des deux pôles: ni vraiment progressives et adéquates, capables de compenser chez les enfants l'épreuve qu'ils ont subie; ni complètement retardataires ou rétrogrades.

Un travail a commencé voici quelques années pour remettre à date ces institutions d'enfance. Il progresse, dans la plupart des maisons, très lentement. Le manque d'argent, qui entraîne le manque de personnel et de locaux suffisants, paralyse une évolution nécessaire, voire urgente.
 
 

BIENFAITS ET MÉFAITS DU PENSIONNAT

Deux témoignages sur l'orphelinat - Placement utile et parfois 
dangereux - Une catastrophe  - Carences de nos institutions 

Après cette brève incursion dans le monde des "orphelinats", quelles conclusions formuler ? 

Je veux préciser tout de suite que le cas diffère sensiblement de celui des illégitimes. Sauf dans les maisons très mal tenues, qui restent quand même un petit nombre, la visite des orphelinats ne laisse pas cette impression de cauchemar qu'on rapporte des crèches et de certaines écoles d'industrie. Beaucoup de problèmes, aigus chez les illégitimes, s'avèrent exceptionnels et beaucoup moins graves chez les orphelins et les enfants de foyers désunis.

On y rencontre par exemple beaucoup moins de débilité et d'arriérisme mental; les enfants font en général des études à peu près normales, parfois brillantes. Certaines moyennes scolaires d'orphelinats dépassent celles des écoles ordinaires.

La raison ? Je la trouve dans une lettre d'un travailleur social au fait de la question. "Comme vous, écrit-il, je crois que l'institution ne doit garder les enfants que pour une très brève période, sur-tout s'ils sont au-dessous de sept ans. Après cet âge, pourvu que l'enfant ait passé les 6 premières années de sa vie, qui sont décisives, dans un milieu familial, le séjour même prolongé dans une institution n'est pas trop dommageable à sa personnalité. Toutefois, il faut épargner le plus possible à l'enfant anxieux ou très sensible l'expérience institutionnelle."

POSITIONS

Or, les orphelins et les enfants de foyers désunis n'aboutissent guère en institutions avant l'âge de 7 ans. De ce fait, l'atmosphère des orphelinats se trouve automatiquement débarrassée de certains problèmes, plus libre et plus respirable par définition.

Mais il faut noter quand même les termes prudents employés par le travailleur social qui nous écrit : "n'est pas trop dommageable". Faudrait-il donc se méfier de l'institution même dans le cas des enfants de famille et qui dépassent l'âge de sept ans ?

Certes. Et je veux citer à l'appui un autre témoignage, celui d'une déclaration préparée voici quelques années par une équipe de professeurs universitaires. Il s'agissait alors de prendre position devant la querelle des "deux méthodes de placement" (familial et institutionnel) et d'établir certains principes de base qui permettent ensuite de mieux juger, au-dessus et en dehors de la polémique. Voici donc ce qu'on y disait : 

"Le placement des enfants hors du foyer familial initial ne devrait avoir lieu qu'après épuisement des autres moyens susceptibles de maintenir le milieu familial, le plus propice à l'éducation de l'enfant. 

"On devrait réaliser que le placement de l'enfant hors du foyer naturel signifie, tant du point de vue de l'équilibre émotif de l'enfant que de sa stabilité sociale, une catastrophe que rien ne pourra jamais complètement réparer.

"En principe, seule la famille peut remplacer la famille. Plus spécialement pour les enfants de moins de six ans, le milieu institutionnel présente des inconvénients sérieux. Pour la catégorie des plus de six ans, même si la famille reste un milieu irremplaçable, l'institution peut, par des services spécialisés, être d'un grand secours dans l'éducation des adolescents, des enfants qui ont des problèmes particuliers de conduite ou de santé."
 


MEFIANCE RESIGNEE

Comme on le voit d'après ce texte, dont on sent chaque terme bien pesé, c'est la méfiance intégrale qui s'impose quand il s'agit de placer un enfant hors de son foyer naturel. Non seulement l'institution mais aussi le foyer nourricier, les deux placements présentent des dangers. 

Quand toutefois le foyer est détruit, quand le placement de l'enfant s'impose comme une nécessité absolue, il faut bien se résigner, si méfiant qu'on veuille demeurer. 

Mais alors, à la lumière des principes exposés plus haut, que pouvons-nous penser de notre système d'orphelinats et de celui, moins développé, qui pratique chez nous le placement familial en foyers nourriciers ? 

Pour l'observateur profane, voici les réflexions qui s'imposent. 

- 1. D'abord, comme nous l'avons signalé plus haut, la population québécoise a souffert jusqu'aujourd'hui "d'institutionnite aiguë". Je veux dire, par ce néologisme douteux, que la solution institutionnelle reste pour la plupart d'entre nous la seule que nous connaissions et que nous en abusons copieusement. 



Or, cette remarque, notons-le bien, ne s'applique pas seulement aux parents éprouvés ou aux responsables de l'erdance en soutien. Je connais une multitude de parents heureux qui, sans aucune nécessité véritable, imposent le pensionnat à leurs enfants. Combien de jeunes, issus de familles à l'aise et installés dans les villes à proximité de bons externats, se voient quand même "mettre pensionnaires" pour les raisons les plus futiles? On croit même très souvent que le pensionnat possède en propre une vertu salutaire pour n'importe quel enfant ou adolescent. 

S'étonnera-t-on ensuite que les ménages frappés par la mort d'un conjoint ou éprouvés par la mésentente conjugale songent automatiquement à l'orphelinat quand vient le temps de placer leurs rejetons ? Ce réflexe n'est pas seulement le propre des religieuses, des religieux ou des responsables d'oeuvres; faute de notions justes sur l'éducation familiale et les besoins de l'enfant, il est généralisé dans notre population tout entière, de bas en haut de l'échelle sociale. 

2. Quand on a dit que l'institution "peut être d'un grand secours dans l'éducation des adolescents", il faut bien s'entendre sur le terme institution. Je ne doute pas, par exemple, que l'institution progressive décrite hier puisse rendre les services les plus éminents.  Justement parce qu'elle possède les "services spécialisés" dont parlent les professeurs dans leur déclaration. 

Est-ce là, toutefois, le fait de la majorité de nos institutions ? pas du tout. La plupart, à cause de la pingrerie de l'Etat, souffrent d'un personnel insuffisant. Plusieurs ne disposent pas encore de services médicaux, ni dentaires convenables. On me dira que les enfants se passent bien du psychologue, dans une famille ordinaire? Certes. Mais certains en souffrent sans le savoir et surtout, les enfants de familles normales n'ont pas sous ce rapport, les mêmes besoins que les enfants privés de parents. 

De plus, plusieurs de nos institutions (toutes encombrées, comme on sait) ont pris des proportions anormales. On ne fera croire à personne qu'un orphelinat de 600 fillettes entre 6 et 16 ans, à peine subdivisées en trois groupes vagues, puisse constituer un milieu favorable au développement d'un enfant éprouvé. 

Enfin, comme nous l'avons déjà signalé, nos orphelinats constituent des rassemblements d'enfants qui présentent tous les mêmes problèmes généraux. Près d'une minorité d'orphelins authentiques, une masse d'enfants dont les parents sont désunis et qui le savent. Une ancienne d'orphelinat m'a raconté que son cas lui paraissait anormal, parce que ses parents s'étaient bien entendus jusqu'à la mort de sa mère. Les compagnes parlaient sans cesse autour d'elle de leurs problèmes de famille; elle en avait acquis une méfiance instinctive pour le mariage et la vie conjugale... 

Et l'on n'en finirait pas d'allonger la liste des précisions. Aussi, quand nous affirmons en principe la validité du placement institutionnel, ne faut-il jamais oublier de préciser de quelle institution il s'agit. Aussi longtemps qu'une révision pédagogique complète n'aura pas été pratiquée dans la masse de nos orphelinats, aussi longtemps qu'ils devront végéter sur des crédits insuffisants, il faudra rester très circonspect sur l'emploi du terme.
 


FAMILLES DE PEMPLACEMENT

La futilité d'une querelle - Quelques chiffres sur le placement 
familiale - Le système de M. Foster 
Il nous manque une expérience d'envergure 

"Nous dénonçons comme illusoire, disait la déclaration des professeurs dont nous avons cité hier une partie, la transposition dans le Québec de la vieille querelle américaine à propos de la supériorité du placement familial sur le placement institutionnel. Une telle attitude d'esprit chez les gens d'oeuvres est aussi inacceptable que la reprise des controverses françaises sur l'opposition du mon de laïque au monde religieux." 

Et de son côté, le R.P. Plante soulignait dans Relations que le problème de la supériorité était un faux problème, qu'il s'agissait en fait de placer chaque enfant dans le milieu qui lui convenait le mieux. Le Père Plante affirmait avec beaucoup de justesse que chaque enfant, personne humaine, individu, présente un problème irréductible à celui de son voisin et doit être traité comme un cas unique

"En fait, écrivaient de leur côté les professeurs, le placement de tel enfant doit être guidé à la fois par les besoins de l'enfant et par la préparation des personnes qui offrent d'en prendre soin."

BESOINS

Voilà certes une attitude plus scientifique et plus raisonnable, plus orthodoxe aussi, que toutes les "défenses" acharnées de l'orphelinat rédigées dans le passé par des sociologues en mal d'apologétique. 

Le placement familial est excellent, quand il est bien fait. Il donne aux enfants la chance inespérée d'un second foyer où reprendre l'expérience qui a raté dans le premier. N'est-ce pas à souhaiter que tous les orphelins et tous les enfants de foyers divisés retrouvent ce substitut idéal, le plus rapproché du trésor perdu ? 

Oui, mais chez des enfants de plus de sept ans, Il arrivera souvent que la solution du foyer nourricier s'avère inapplicable. Il est possible que l'enfant souffre davantage dans un foyer nourricier même attentif et compétent; il n'est pas facile de transférer l'affection filiale d'une personne à une autre et le bonheur des frères d'emprunt est parfois ressenti comme une espèce d'affront du destin. Sans compter que les parents véritables, même désunis, ne tolèrent pas toujours qu'on loge leur enfant chez un autre ménage. Et puis, il restera toujours les enfants difficiles et d'autres encore que la vie de communauté aidera souvent à retrouver l'équilibre perdu. Dans chaque cas, cela est affaire de psychologues, d'éducateurs et de médecins. 

L'important, c'est de n'enfermer personne dans des formules et d'améliorer simultanément et les institutions, pour qu'elles soient de plus en plus dignes de ce nom, et les services de foyers nourriciers, pour qu'ils s'avèrent de plus en plus efficaces. 

SERVICES

Il faut noter d'ailleurs que le placement en foyer se développe chez nous à un rythme encourageant.

Nous trouvons par exemple, au service de placement d'une importante agence sociale, les chiffres suivants. Sur 287 enfants placés, au 1er janvier 1950, 196 se trouvaient confiés à des foyers nourriciers, 40 à des institutions et 51 secourus dans leurs propres familles

De plus, si l'on analyse le détail des placements en institution, on constate que le terme ne désigne pas ici les orphelinats mais plus souvent des écoles ménagères, des pensionnats ruraux et autres maisons d'enseignement. Pourquoi l'agence n'utilise-t-elle pas toujours les maisons officiellement reconnues pour cet usage par l'assistance publique ? Je laisse parler un travailleur social : 

- La raison en est très simple c'est que les orphelinats, généralement encombrés au point de ne pouvoir recevoir nos sujets, ne sont généralement pas, à notre jugement, des milieux favorables pour le placement que nous avons à faire. Nous préférons confier nos enfants à des pensionnats de campagne, plus petits, mieux équipés comme personnel et plus sains comme atmosphère. Il nous semble toujours préférable d'assurer à nos protégés la compagnie d'enfants qui connaissent, dans leurs familles, une condition de vie normale. 

Ces chiffres et ces remarques, votre enquêteur les a retrouvés dans presque toutes les agences sociales de nos grandes villes. C'est donc un signe que le placement raisonné, étudié soigneusement et adapté à l'enfant, est en progrès très net dans notre milieu.

Mais je voudrais consigner ici, avant de clore ce chapitre, une autre remarque très souvent répétée:

"Ce qu'il faut éviter à tout prix, nous disent les travailleurs sociaux, c'est l'improvisation dans le placement familial. Nous sommes d'avis que celui-ci doit se développer, rien n'égale le milieu familial pour un enfant éprouvé, quand on peut trouver un foyer nourricier où le petit s'adaptera.

Mais ce qui nous menace à l'heure présente, ce qui risque de tout gâter, c'est le placement improvisé. Il faut un personnel compétent, Il faut de l'argent pour payer ce personnel, il faut du temps pour expérimenter. Quand l'un ou l'autre de ces trois facteurs manque au tableau, le placement familial peut devenir une formule pourrie, plus dangereuse encore que la plus rétrograde des institutions."

PUBLICITE

Enfin, comme les foyers nourriciers se recrutent dans la population, il est urgent qu'une publicité intelligente et éducative prépare nos familles à assumer ce rôle, quand les circonstances le leur permettent.

On objecte souvent que les Canadiens français en général, trop bien nantis de famille, constituent un mauvais milieu pour le foyer nourricier. Nos maisons seraient déjà trop remplies par nos propres enfants pour que les foyers de chez nous accueillent des pensionnaires nécessiteux, même si ces derniers apportent avec eux une pension substantielle et régulière. 

A première vue, l'argument semble sérieux. Et pourtant, les travailleurs sociaux vous diront, aussi bien à Montréal et à Québec que dans les milieux français d'Ottawa, qu'on trouve chez nous des foyers nourriciers fort intéressants quand on se donne la peine d'en chercher. 

Mais on vous dira aussi que l'obstacle principal reste encore notre ignorance de ce système et de son efficacité. Nos gens ne le connaissent pas. On ne leur a parlé jusqu'ici que de l'institution. 

En veut-on un exemple?  Je le choisirai chez les journalistes! 
 
 

SYSTEME FOSTER

L'été dernier, le Conseil canadien du Bien-Etre social adressait aux agences de nouvelles un communiqué. C'était un appel à la population pour trouver à travers le Canada 500 loyers nourriciers capables de recevoir un enfant dans le besoin, moyennant pension. On parlait évidemment de foster home, terme anglais pour foyer nourricier. Mais la dépêche devait être traduite dans chaque journal de langue française le répertoire de ces différentes traductions est édifiant. 


Pris de court. les traducteurs y sont allés de leurs interprétations personnelles. Le Canada, par exemple, proclamait qu'il nous manquait 500 orphelinats dans le pays, tandis que Le Devoir, plus normand, parlait de 500 "maisons du système Foster !" 

Il est donc évident que le foyer nourricier doit encore parcourir chez nous une longue route et qu'il est prématuré de prétendre que ce svstème est impropre à notre milieu.

On serait plutôt tenté de répondre à ses détracteurs ce que Chesterton disait du christianisme : "Le foyer nourricier ne peut pas avoir échoué en milieu canadien français pour l'excellente raison qu'il n'a jamais été expérimenté", pas du moins sur une assez haute échelle. 


En guise de conclusion:

UNE INVITATION

Voici donc que le moment arrive de poser une conclusion à cette brève étude. On comprendra facilement qu'en présence du point final, le reporter se sente pris d'une certaine panique.

Il était parti pour cette enquête le coeur rempli d'ambitions. Il songeait à ces 12,000 enfants, que sa plume et l'hospitalité d'un journal libre lui permettaient d'aider. Il se préparait à faire de grandes choses, à révéler le sort des petits malheureux, à plaider passionnément en faveur des enfants tristes. Vingt-trois articles à rédiger, ce nombre lui paraissait énorme, très suffisant pour dresser un dossier adéquat, pour éveiller l'opinion et surtout les consciences. 

Mais aujourd'hui, votre reporter s'abstient soigneusement de relire ses articles, trop conscient de ce qu'il aurait dû y mettre et qui ne s'y trouve pas. Il lui semble que sa contribution représente à peine une goutte d'eau, un grain de bon sens, alors qu'il y aurait des abîmes à combler . . . 

CE QUI MANQUE

Il voulait traiter, par exemple, du problème de l'adoption. Mais il s'est rendu compte, en cours de route, que cette seule question exigerait une longue étude, plus longue en fait que les 22 articles déjà publiés.

Il a fait connaître la condition des illégitimes, il a tenté d'en montrer le tragique. Mais il craint que ce compte rendu ne lui apparaissse maintenant, s'il le relit soigneusement, comme un pâle décalque de l'affreuse réalité. 

A la fin de son travail comme au début, le reporter médite sur les limites de son métier, sur la futilité inhérente à tout effort humain. Et comme consolation, si d'aventure il en cherche, voici sur son pupitre une liasse de papiers: la correspondance reçue de ses lecteurs tandis que ses propos paraissaient dans le journal.

Avant d'entreprendre ce dernier article, j'ai relu toutes les lettres qu'on m'a adressées depuis un mois. Elles sont remplies de considérations fort justes, de suggestions pertinentes, aussi de quelques reproches. Je n'ai pas l'intention d'y répondre en détail; j'essaierai toutefois d'en tenir compte en formulant une brève conclusion. 

PRECISIONS

Plusieurs lecteurs m'ont signalé que mon enquête n'était pas complète. Je le reconnaîtrai sans peine, trop convaincu moi-même qu'après tous ces paragraphes, le sujet est à peine effleuré. Mais l'insistance de plusieurs correspondants sur un point particulier m'oblige à faire ici une dernière précision.

On m'écrit de toutes parts que je semble ignorer les pratiques d'avortement très courantes dans les milieux de langue anglaise, canadiens ou américains. On me signale aussi que les chiffres cités, en matière de natalité illégitime, ne tiennent pas compte de l'apport respectif des éléments anglais et français dans cette province. Et autres remarques du genre qui tendent, inconsciemment sans doute, à nous redonner meilleur conscience grâce aux fautes de nos voisins.

Je dois donc préciser, en face de ces remarques, que mon étude se limitait à notre province, plus encore à notre milieu catholique et de langue française. J'ignore ce qui se passe à Toronto, à New-York et à Miami. Pour l'excellente raison que je n'ai pu y faire enquête. Peut-être y tolère-t-on en effet des pratiques meurtrières, odieuses, scandaleuses. Mais je ne vois pour ma part aucune relation directe entre ces scandales possibles et l'étude que j'ai poursuivie. Il me semble même dangereux d'introduire dans le débat cet élément étranger.

Car nous avons perdu lusqu'ici beaucoup trop de temps en apologies. Et tandis que nous "défendions" nos crèches et nos orphelinats, nous omettions de les perfectionner. Tandis que les controverses enflammées faisaient rage dans la presse et que nous partions en guerre au nom de nos traditions, de notre culture et de notre particularisme, nos enfants continuaient de croupir, de s'amoindrir, de pâlir dans nos institutions. 

Je veux donc dire que pour ma part, les fautes des voisins m'intéressent peu quand j'entreprends de voir clairement l'un de nos problèmes. Je n'ai rédigé cette étude ni pour appuyer ni pour réfuter les attaques des Ontariens ou des Américains ou de qui ce soit contre nos institutions d'enfance. J'ai voulu seulement voir notre système sans préjugé, du point de vue d'un père de famille qui songe à ses propres enfants et à ses responsabilités de citoyen. Les problèmes des autres ne règlent en rien les nôtres et le temps est venu de nous considérer froidement tels que nous sommes, sans cette préoccupation maladive de ce que les autres peuvent penser de nous.

Le temps est venu surtout de songer aux enfants; c'est pour eux seulement que j'ai conduit cette enquête. 


CONSCIENCE

Nous voici donc devant une masse de faits, devant un état de choses en grande partie intolérable. 

S'agit-il maintenant d'accuser, de glapir, de nous voiler la face et de déchirer nos vêtements? 

Faut-il noircir sans fin du papier, chuchoter dans les coulisses, méditer des plans d'attaque et demander la tête de celui-ci, de celle-là? 

Je n'imagine pas pour ma part de procédés plus nuisibles ni de politique plus stérile. Je refuse d'avance toute polémique qui risquerait de tourner à l'aigre. Parce que je crains de défendre mon exposé? Non. Mais parce que je continue de songer seulement, exclusivement aux enfants tristes et à leur sort pitoyable.

Ce que le demande au lecteur, et que chacun peut réaliser, c'est de reprendre, pour son propre compte, les visites que j'ai faites. Je voudrais que des parents en grand nombre, des hommes d'affaires, des intellectuels, des hommes politiques et des écrivains, des chefs syndicaux et des sociologues se rendent dans nos crèches, nos orphelinats, nos écoles d'industrie. Non plus pour parcourir en toute hâte les corridors, pressés de sortir et d'échapper à l'atmosphère, mais pour questionner, regarder, réfléchir.

Si quelques centaines de lecteurs répondaient à cette suggestion très simple, il se dessinerait bientôt un plan d'action beaucoup plus efficace que toutes les suggestions déjà faites ou qui me viennent présentement à l'esprit. 

* * * 

Mais si nous continuons de dormir sur un tel problème ou d'en rechercher la solution avec l'esprit de routine et de timidité qui nous caractérise aujourd'hui, je n'hésite pas à dire que nous nous rendons coupables d'une faute très grave, d'un déni de justice odieux. J'avoue carrément que pour ma part, j'ai peine, désormais, à regarder en face n'importe lequel de ces enfants tristes avec qui j'ai vécu. J'ai peine aussi à discuter sans honte avec les travailleurs, religieux et laïques, qui brûlent leur vie au service des mêmes enfants, prisonniers d'un système absurde et qui fausse en grande partie la portée de ces dévouements authentiques.



 F I N 

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