QU'APPELLE-T-ON ENCOMBREMENT?
Maisons surpeuplées - Incohérence du placement - Douze enfants
normaux chez les débiles - Où placer un mongolien ?
Dans une famille . . . Pour 1,000 places non encore prêtes,
5,000 demandes - Et pendant ce temps . . .
Plusieurs fois déjà nous avons fait allusion à
l'encombrement de nos institutions d'enfance, celles surtout qui sont
destinées aux illégitimes.
Mais que signifie au juste "encombrée" et d'après quels
critères jugeons-nous, en profanes, que cet encombrement existe?
RAPPEL
En trois heures de visites et dans la seule ville de Montréal, le
premier venu parmi nos lecteurs pourrait en juger.
Rappelons plusieurs faits déjà signalés: le nombre
démesuré de tout-petits confiés à certaines maisons
vieillottes où les enfants doivent s'amuser, prendre leurs repas,
passer toute leur vie dans une seule et même pièce exiguë;
l'aménagement de certains dortoirs où l'on aurait peine à
marcher entre les lits. Et le pourrais indéfiniment allonger
cette liste d'anomalies qui saute aux yeux du profane.
Mais plus éloquents encore, certains incidents singuliers, certains
cas exceptionnels mais révélateurs, nous aideront à
prendre conscience de la situation de crise qui règne en permanence
dans ces maisons.
LE CAS DES DOUZE
J'ai signalé plus haut la présence d'anormaux. C'est un
aspect de la question. Il en est un autre tontefois plus pénible
encore et qui montre bien la pagaille générale dans laquelle
on se débat: c'est la présence d'enfants normaux dans des maisons
pour débiles mentaux caractérisés.
Expliquons-nous.
J'ai déjà dit le rôle que jouent dans les municipalités
les bureaux de l'assistance publique. J'ai signalé aussi que,
dans le cas des écoles d'industrie, ces bureaux peuvent imposer aux
autorités d'une maison tel sujet qu'ils ont à placer. C'est
ainsi par exemple que les écoles d'industrie se voient "coller"
d'autorité des anormaux, des malades qu'elles sont incapables de recevoir
dignement, faute de personnel spécialisé et d'équipement
convenable.
Or, il arrive aussi parfois que les écoles d'industrie se trouvent
remplies à craquer, incapables d'accueillir un seul sujet de plus,
fût-il un génie doublé d'un Samsom. Alors, si le
bureau de la ville se voit quand même pris avec des sujets "sur les
bras", il les placera n'importe où, au hasard, sous le premier toit
capable de les accueillir.
Et le bureau de Montréal, dans un cas très précis,
a placé douze enfants parfaitement normaux dans une des rares maisons
de la province spécialisées pour les débiles. Et
ces enfants de famille ont été noyés pendant des mois
dans une population d'anormaux, sans défense et sans aucun moyen
d'échapper à cette atmosphère. L'autorité avait
agi!
Ces enfants se trouvent-ils encore dans la même maison? Je n'ai
pas présentement les moyens de le vérifier mais la chose est
fort possible. Les responsables d'un aussi "beau" placement n'ont d'ailleurs
rien à craindre: les petits ne peuvent même pas se rendre compte
du tort incalculable qu'on leur a fait.
MONGOLIEN
Un autre exemple? - Considérez le cas de ce bébé mongolien
dont la maman mourait au début de la présente
année. Comme il était de beaucoup le plus jeune de la
famille et que le père ne pouvait pas songer à tenir maison
pour lui seul, il fallut lui chercher un refuge.
Les institutions? Pas une seule n'a voulu le recevoir, pas même
pour la pension très convenable que le père voulait
payer. Une seule réponse dans toutes les institutions: pas de
place.
Mais il fallait bien le placer quand même. On ne pouvait pas le
laisser dans la rue. Alors, par l'intervention d'un service social,
l'enfant fut placé... dans une famille de la banlieue montréalaise.
Peut-on imaginer mieux comme absurdité?
Voici un enfant anormal, dont l'âge mental ne dépassera jamais
trois ans, qui deviendra très tôt un poids insupportable pour
le foyer nourricier, qui constitue déjà un danger grave pour
l'équilibre psychologique des enfants de cette famille (car elle en
a). Les enfants mongoloïdes sont le type même du sujet
qui ne souffrira absolument pas du séjour en institution.
Mais il serait beaucoup trop normal, beaucoup trop sensé que les
institutions servent pour lui. Il faut au contraire que ce mongolien
aille prendre, dans une famille, la place d'un enfant normal qui croupit
présentement en institution.
EXCEPTIONS?
Et le cas n'est pas exceptionnel, loin de là. En veut-on une
preuve déjà ancienne mais dont l'âge ne fait au'augmenter
la force? Dans son numéro de juin 1948, la revue Relations,
résumant les journées d'études des oeuvres sociales
catholiques, tenues à la Palestre les 12 et 13 mai du même mois.
rapporte ce qui suit.
"Les arriérés mentaux éducables seront reçus,
à la fin de 1949, dans la nouvelle école Emmelie-Tavernier,
d'une capacité de mille, que les religieuses de la Providence sont
à construire à Rivière-des-Prairies. Une de
ces religieuses surprend l'assemblée en lui apprenant que cinq miIle
demandes d'admission ont déjà été faites."
Est-ce qu'on se rend bien compte de ce que cela signifie? Cette maison,
qui prendra nom Mont-Providence, n'est pas encore ouverte en 1950. Elle
recevra vraisemblablement ses premiers sujets à l'automne. Et
croit-on que ces 5,000 demandes, déjà reçues en 1948,
ne sont pas devenues encore plus nombreuses? Il ne cesse d'affluer
partout des débiles mentaux éducables...
LES AUTRES
Du moins, croyez-vous, aura-t-on réglé bientôt le
problème des déments, des enfants débiles profonds,
inéducables, des agités et des idiots dont j'ai parlé
déjà. Ce problème est si criant qu'on aura vu à
le régler.
Soyez tranquilles, il n'en est rien. Peut-être l'ouverture du
Mont-Providence laissera-t-elle des places, à l'école
Emmelie-Tavernier, pour 125 ou 150 débiles inéducables. Mais
c'est tout.
Et pourtant, le problème était déjà si aigu en
1948 que M. l'abbé Paul Contant affirmait à la même
réunion dont je viens de parler:
"Le gouvernement est prêt à construire une institution
pour débiles mentaux inéducables dès qu'il aura trouvé
une communauté pour accepter l'oeuvre." (Cf. "Relations",
mai 1948).
Mais le gouvernement, selon toutes les apparences, n'a pas trouvé
la communauté en question. Nous n'avons pas encore la moindre
institution à l'horizon. Devrons-nous attendre indéfiniment?
Et pendant ce temps, des institutions existent, remplies d'enfants qu'un
séjour dans une famille sauverait du retard mental et des autres handicaps
plus hauts décrits. Pendant ce temps, c'est un pêlemêle
indescriptible aux dépens des enfants eux-mêmes.
DES OCTROIS EXAGÉGÉS ?
L'aspect financier du problème - L'augmentation des taux
Où il est question des évêques et des communautés
Le gâchis des allocations familiales
Autant qu'il m'était possible, j'ai évité jusqu'ici
de mettre en lumière l'aspect financier du problème. Je
sais que cette omission aura agacé plusieurs lecteurs.
"Car enfin, se disent-ils, tout cela est une question d'argent. Qu'on
donne aux institutions les sommes qu'il faut et le tour sera joué."
Je ne nie pas que cet argument ait sa valeur. Mais c'est quand même
une philosophie un peu courte de considérer un vaste problème
humain, la destinée de milliers d'enfants, sous le seul rapport des
octrois gouvernementaux.
INTENTION
J'ai cherché au contraire à montrer d'abord, parce qu'elles
sont les plus importantes, les implications spirituelles du
problème. Je voulais débâtir, sans m'y opposer de
face, le prélugé courant en vertu duquel nous croyons avoir
fait tout notre devoir quand les enfants en soutien ont de quoi boire, de
quoi manger, un toit sur la tête.
De plus, nous sommes trop souvent les victimes d'arguments
électoraux. Le gouvernement se vante, appuyé sur les faits,
d'avoir augmenté les octrois à toutes les institutions
d'enfance. Et cela est vrai. Qu'on regarde les chiffres.
Pour les écoles de réforme
1940 $0.55 par jour-élève
1947 $1.00 par jour-élève
1948 $1.10 par jour-élève
(à l'exception du Mont-Salnt-Antoine, qui reçoit $1.24).
Pour les écoles d'industrie
1940: $0.35 par jour-élève
1943 $0.50 par jour-élève
1946 $0.70 par jour-éllève
1948: $0.90 par jour-éllève
L'augmentation est de taille. Les octrois représentent aujourd'hui
plus du double de ce quels voici dix ans. Mais on ne peut pas conclure
pour tout cela que le problème est résolu. Si j'ai tardé
à citer ces chiffres, c'est justement pour les replacer dans leur
vrai cadre.
LA FAIM SATISFAITE
La vérité, c'est que de telles augmentations, louables et
qui s'imposaient depuis longtemps, ne résolvent pas du tout le
problème. Elles ont satisfait la faim des enfants. Elles ont
paré à l'essentiel de leurs besoins les plus
élémentaires. Mais avec ces allocations mêmes, le
problème spirituel reste, encore aujourd'hui, tel que nous l'avons
montré: tragique et urgent.
On voit qu'il y a loin de la vérité à cet enthousiasme
officiel qu'un fonctionnaire provincial me communiquait par téléphone
: "Si nous augmentions les octrois, n'est-ce pas, ce serait exagéré
maintenant!..."
Non, ce ne serait pas exagéré.
DEUX TIERS AU TOTAL
Et, tandis que nous y sommes, tâchons d'aérer un peu certain
argument gouvernemental qu'on entend chuchoter dans les coulisses.
Voici donc, pour ce qu'elle vaut, une certaine version des faits qui circule
dans les milieux gouvernementaux.
Quand on fait valoir à certains fonctionnaires qu'un dollar par jour
ne constitue pas une fortune pour éduquer un enfant déjà
handicapé (les collèges classiques en demandent autant et
même plus pour des enfants normaux), ils nous tiennent le raisonnement
suivant :
"Vous vous trompez. L'allocation totale n'est pas d'un dollar mais d'un
dollar cinquante environ, puisque le gouvernement, au terme de la loi, ne
fournit que les deux tiers et l'institution le reste."
- Pardon ?
"Mais oui, continue le fonctionnaire. Quand la loi de l'Assistance
publique fut votée, en 1921, nos évêques se sont
opposés à ce que l'Etat subvienne à toute
l'allocation. Ils ont demandé qu'un tiers soit trouvé
par les religieuses et par des moyens qui leur soient propres, pour assurer
ainsi leur indépendance. Mais par la suite, avec l'organisation
des fédérations d'oeuvres et la réglementation de toutes
les quêtes, les communautés se sont vu déposséder
de leurs ressources propres. Il n'y a pas là de la faute du gouvernement,
qui fournit deux généreux tiers d'une allocation dont l'autre
tuera ne vient jamais."
Ces faits sont-ils exacts? Il serait intéressant de les
vérifier. Mais nous croyons important que ces chuchotements de
coulisse viennent à l'oreille du public: celui-ci a le droit de savoir
à quoi s'en tenir. Tout malentendu ainsi entretenu ne peut aboutir
qu'au malheur des enfants.
AUTRE MALENTENDU
Et puis, ce malentendu n'est pas le seul, hélas. Il faut bien
signaler ici que, faute d'une organisation adéquate, la plupart de
nos illégitimes montréalais se trouvent privés, eux
déjà si pauvres, des allocations familiales. Cela est une longue
question que plusieurs cherchent à élucider mais il faut
connaître quand même les données du problème.
Chacun sait que les allocations familiales (fédérales) sont
versées aux parents et doivent servir, dans l'intention du
législateur, au soin particulier de chaque enfant. On comprendra
dès lors qu'un problème se pose dès qu'il s'agit de
verser des allocations à des enfants sans parents.
Le Service des allocations, et c'est là une politique bien consciente,
s'oppose absolument à ce que les allocations soient versées
en bloc à l'administration générale d'une institution
d'enfance et perdues dans les frais généraux de la maison.
Pour que les enfants touchent l'allocation, il faut donc qu'un service social,
spécialement organisé, représente chaque enfant en
particulier et se charge d'administrer pour lui, personnellement, les sommes
perçues en allocations.
Ainsi, grâce à un tel service, les enfants en soutien de
la région de Québec (qui n'ont pas de parents responsables)
peuvent toucher les allocations sous forme de vêtements, articles de
sport, matériel d'éducation, etc. Quand on voit chez les petits
la joie de posséder des objets bien à eux, un vêtement
original, un article de jeu, on croit d'emblée que le service
fédéral a raison de tenir à sa politique.
Mais pourquoi faut-il qu'à Montréal, pour des raisons apparemment
complexes et truffées de malentendus divers, un tel service n'existe
pas? Il reste dans notre ville de nombreuses maisons dont les enfants
ne touchent pas les allocations, et chaque mois, des milliers de dollars
sont ainsi per dus, bêtement, alors que les pelits en ont un besoin
si urgent.
N'avons-nous pas raison de dire que les circonstances conspirent contre les
illégitimes ? Mais nous passerons demain au problème des enfants
légitimes; et nous verrons que ceux-là non plus n'ont pas toujours
un sort facile.
III
NOS
"ORPHELINS"
ET NOS ORPHELINATS
ET NOS SIX MILLE ORPHELINS ?
Juridictions des ministères --- Comment secourir une famille --
Les sociétés de protection --- Solutions familiales: la
grande
fille ou la parenté --- Mais les autres . . .?
Nous nous sommes préoccupé jusqu'à présent, dans
cette série d'articles, des enfants illégitimes non
adoptés. Pour brosser un tableau complet, il aurait fallu parler
aussi des délinquants, de ce qu'on nommait hier encore les écoles
de réforme et de tantes les institutions qui reçoivent leurs
allocations du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse.
Mais comme le "Devoir" a publié, voici trois ans, une étude
spéciale sur le problème de la délinquance, nous n'avons
pas cru qu'il fallait y revenir, ce qui risquait d'allonger indûment
la présente série.
DIVISIONS
Précisons toutefois que les crèches, les écoles d'industrie
et de réforme (au total, quelque vingt-six institutions
disséminées à travers la province), hébergent
bon an mal an six mille enfants environ.
Et le groupe dont nous parlerons maintenant (orphelins, enfants de foyers
divisés ou de foyers désorganisés par la maladie) compte
lui aussi une moyenne annuelle de six mille enfants.
Mais comme nous avons fait allusion plus haut au ministère du
Bien-être, une remarque s'impose sur le mode d'administration des services
provinciaux.
Nous avons déjà dit que l'allocation aux institutions devait
être fournie à part égale par le gouvernement provincial
et l'administration municipale de qui relève chaque enfant. Mais
l'administration des allocations provinciales à l'enfance en soutien
ne relève pas toute du même ministère. Les crèches
et les orphelinats dépendent de l'Assistance publique, donc du
ministère de la santé, alors que les écoles d'industrie
et de réforme sont rattachées au ministère de la Jeunesse.
Cela, on le soupçonne, facilite grandement la tâche de
l'enquêteur et du législateur quand il s'agit de coordonner
l'action gouvernementale! La question a d'ailleurs été
soulevée en Chambre, mais pour quelque raison obscure et pratique,
la dualité administrative se continue avec toutes ses conséquences
déplorables et toutes les pertes de temps dont elle est la cause.
PLACEMENTS
Nous voici donc arrivés au problème des orphelins, i.e. de
tous les enfants hébergés dans les orphelinats.
Un fait à noter dès le début: l'âge des enfants.
Je ne connais pas pour ma part d'orphelinat qui admette (sauf exceptions
très rares) des enfants en bas de six ans. Les petits qui perdraient
leurs parents avant cet âge seraient admis dans les crèches
où, comme nous l'avons vu, ils forment une petite minorité
d'enfants de familles.
Quand nous parlons d'orphelnats, il s'agit donc d'enfants qui sont d'âge
scolaire et qui, en règle générale, sont nés
de parents mariés.
Comment ils entrent dans ces institutions ? Laissons parler une assistante
sociale interrogée à ce sujet. Elle fait partie d'une
société d'adoption de cette province et ce qu'elle dit vaut
pour la plupart des sociétés semblables.
Voici comment nous procédons. Quand un père de famille
de-vient veuf, il sera, le plus souvent, dirigé vers nos bureaux.
Il nous exposera alors le problème de ses cinq ou six enfants dont
il ne peut plus prendre soin tout seul. C'est ici que le service social
de notre société entre en fonction.
Il s'agira d'aider ce père de famille à débrouiller
une situation toujours très complexe. Nous étudierons donc
avec lui les diverses possibilités qui s'offrert. S'il a une
grande fille capable de prendre soin de la famille, nous lui proposerons
de garder maison, ce qui est la solution idéale en
l'occurrence. Dans le cas contraire, nous verrons d'abord avec lui les
ressources de la parenté: oncles, tantes ou cousins des enfants qui
pourraient les héberger. Les solutions familiales doivent toujours
avoir la préférence quand elles paraissent possibles.
"Enfin, mais enfin seulement, nous songerons au placement en institution
ou en foyer nourricier. Et dans ce dernier cas, nous aiderons le père
à se débrouiller à travers les complications
administratives, soit qu'il puisse lui-même payer pour ses enfants,
soit qu'il doive recourir à l'Assistance publique."
MAIS LES AUTRES... ?
Voilà donc, pour une partie de la population, les solutions qui
s'offrent. Malheureusement, les choses ne se passent pas toujours ainsi,
pour une raison très simple: c'est qu'il n'existe pas partout des
sociétés d'adoption et de protection et que l'autorité
de celles qui existent varie beaucoup selon les villes.
Sauf erreur, il n'existe encore dans la province que cinq sociétés
du genre: Québec, Montréal, Trois-Rivières, Hull et
Sherbrooke (une dernière serait en voie d'organisation à
Chicoutimi; nous ne parlons que des sociétés catholiques dans
la présente étude).
De plus, ces sociétés n'ont d'autorité que dans le
territoire restreint des villes concernées et dans leurs
banlieues. Enfin, cette autorité n'est pas partout la même.
Alors que dans telle ville tous les cas d'enfance doivent- être
reférés au même secrétariat, les parents peuvent,
ailleurs, traiter directement avec n'importe quelle institution sans
l'intermédiaire d'aucun service social.
Or, cette situation donne lieu à toutes espèces de problèmes
déplorables. Mentionnons dès aujourd'hui un seul aspect
de la question, les autres étant réservés pour notre
article de demain.
Un fait saute aux yeux: c'est que dans la majeure partie de notre territoire,
personne n'a juridiction pour rescaper d'une famille indigne tel enfant
exposé ou maltraitée si ce n'est le juge éventuel de
la Cour du Bien-être social qui sera bientôt instituée,
et encore, seulement si l'enfant a six ans ou plus.
Mais ce juge, on le soupçonne, n'a pas de bras si ce n'est par un
service social organisé, en l'occurrence une société
de protection de l'enfance. Nous découvrons là une lacune
de notre système qui n'est certainement pas étrangère
aux différentes Aurores enfants martyrs dont la presse nous
rappelle périodiquement l'existence...
PLAIDOYER POUR LE SERVICE SOCIAL
Les placements directs --- Ignorance et bêtise ---
L'autorité sans les moyens --- Une économie d'argent et de
peines...
Voyons maintenant les démarches du père de famille qui se
débrouille tout seul à la mort de sa femme. Et s'il s'agit
de la mère, le cas reste le même dans les grandes lignes: qu'on
se rappelle notre article sur les pensions aux mères nécessiteuses.
Il est malheureusement exact, et l'ai reçu à ce sujet des
centaines de témoignages, que la première idée de Monsieur
X, devenu veuf avec des enfants en bas âge, sera de "Placer" sa marmaille
le plus tôt possible.
Et cela se comprend.
Mais il faut bien voir aussi ce que signifie pour Monsieur X ce terme de
"placement". Dans une majorité de cas, c'est un mot à
sens unique: les conduire à l'orphelinat. Nos gens sont si bien
habitués à l'idée de l'institution qu'aucune autre ne
leur vient à l'esprit dans les cas de nécessité.
Nous y voyons sans doute un témoignage en faveur de nos malions d'enfance
et de l'oeuvre qu'elles accomplissent chez nous. Mais les conséquences
de cette solution unique ne sont pas toutes aussi bonnes.
Car Monsieur X, quand il mettra son projet à exécution,
ne rencontrera pas toujours un service social sur son chemin. Très
rares sont les institutions qui en disposent. Dans la plupart des cas,
Monsieur X sera reçu dans un parloir ou un bureau. Et la discussion
ne portera pas sur d'autres formes possibles de placement, mais sur la
possibilité d'admettre l'enfant dans la maison en cause (problème
de l'encombrement) et le règlement des questions administratives (pension
payée par le père ou assistance publique).
"Nous ne sommes pas en état, m'explique une religieuse, de conduire
des enquêtes nous-mêmes et l'organisation d'un service social
est impossible financièrement, si vous considérez les allocations
que nous touchons."
Il faudra donc décider sur place de l'admission de l'enfant. Et
si ce dernier est refusé, Monsieur X, animé de son unique
idée, s'adressera à la maison voisine ou à celle du
diocèse voisin.
De cette façon, la solution institutionnelle est très souvent
appliquée à faux et des familles sont démembrées
alors qu'elles auraient pu durer. Les frères et soeurs vivront
loin les uns des autres, se connaîtront à peine, et des enfants
qui auraient pu jouir des bienfaits d'un milieu familial devront traverser
l'épreuve d'une vie d'orphelinat.
DESUNION
Le même problème se pose quand il s'agit de ménages
désunis. Combien de ces désunions ont été
consommées par le "placement" prématuré des enfants!
Je trouve, par exemple, dans le rapport d'une société d'enfance,
le paragraphe qui suit:
"Une jeune dame issue d'une excellente famille se présente à
l'assistance à l'enfance en soutien dans le but de placer son fils
âgé de sept ans. A l'entrevue préliminaire, elle
raconte que son petit garçon fait des cauchemars et désobéit
presque toujours aux ordres donnés par ses parents. Les entrevues
se poursuivent et, finalement, la maman s'aperçoit, avec le travailleur
social, que le problème réel est causé par les dissensions
qui existent entre l'époux et l'épouse. La vraie cause
des difficultés étant trouvée, la mère réussit,
grâce aux entrevues répétées avec l'assistant
social, à découvrir elle-même les moyens à prendre
pour corriger la situation."
Supposons que la même personne se fût présentée
devant la directrice d'un orphelinat: que se serait-il
passé? L'expérience nous laisse croire que l'enfant avait
quatre chances sur cinq d'être "placé" illico et le ménage
de continuer à se désintégrer...
On comprendra dès lors pourquoi tant de spécialistes nous
répètent que nos orphelinats sont encombrés, mais souvent
par des sujets qui n'auraient jamais dû y mettre les pieds.
Les parents, dira-t-on, ceux du moins qui peuvent payer, restent libres de
placer leurs enfants où ils veulent? Sans doute. Mais
l'ignorance joue là un rôle aussi important que la
bêtise. Et pourquoi faut-il que nos orphelinats, institutions
publiques et de première urgence, soient encombrés de tels
sujets alors que d'autres enfants vraiment nécessiteux attendent à
la porte?
Pourquoi ne fournit-on pas à toutes les maisons du genre les moyens
de choisir, d'éliminer, d'analyser en détail chaque situation?
Et si le coût de services sociaux individuels est exagéré,
rien n'empêche de développer les sociétés d'enfance
et d'étendre leur autorité à toutes les
admissions. Ainsi, un service social central pourrait orienter les candidats
au placement.
Mais aussi longtemps que les enfants devront être admis à
l'aveuglette i.e. que les institutions garderont l'autorité qu'elles
possèdent maintenant sans acquérir les moyens de l'exercer
adéquatement, une importante proportion de ces "placements" resteront
nuisibles aux institutions et surtout aux enfants "placés".
BUDGET
En cette matière, les considérations budgétaires concordent
parfaitement avec le bien des petits.
Ceux qui ne voient dans le service social qu'une folle dépense superflue,
ceux (il s'en trouve encore) qui déplorent l'introduction de cet
élément laïque dans un domaine largement contrôlé
comme les communautés religieuses, n'ont certainement pas
étudié le problème en profondeur.
Car si le service social coûte cher (et il est fatalement dispendieux,
vu les études requises pour devenir une assistante ou un travailleur
compétents), il est aussi la cause de grandes économies d'argent
et une garantie inestimable de justice envers les enfants.
Pour s'en convaincreeles sceptiques n'ont qu'à consulter les Casiers
d'institutions déjà établies comme le Bureau d'assistance
aux familles de Montréal ou le Service social familial de
Québec. Ils verraient que ces organismes épargnent, par
des raccordements de ménages ou des placements d'enfants en foyers
nourriciers ou en pensionnats de campagne, autant d'encombrement aux orphelinats
que de tribulation aux enfants menacés.
IL Y A ORPHELINAT ...
ET ORPHELINAT !
Celui qui parle aujourd'hui des "orphelinats de la province de Québec"
et qui prétend qualifier ce substantif sans multiplier les distinctions
préalables, celui-là affiche son ignorance ou sa mauvaise
foi. Car dans ce groupement d'institutions autonomes (une soixantaine
environ) se rencontrent les différences les plus marquées. Si
l'on a pu dire déjà avec vérité que rien ne ressemble
davantage à un orphelinat québécois qu'un autre orphelinat
québécois, il faut revoir maintenant cette proposition et
reconnaître qu'elle n'est plus à date.
Comment le faire voir dans un article de journal? Ce n'est pas facile,
à cause des caractères extérieurs qui varient peu d'une
maison à l'autre. Tous les orphelinats ou presque sont en effet
confiés à des communautés religieuses. Tous logent
leurs pensionnaires dans de grandes maisons communes. Tous sont
désignés par des noms de saints ou de saintes. Tous
reçoivent leurs visiteurs dans de grands parloirs bien astiqués,
garnis de fougères et d'images pieuses.
AU DELA DU PARLOIR
Mais il faut justement dépasser le parloir pour se rendre compte des
différences. Car ce lieu de réception, impersonnel et
froid, ne reflète justement pas les conceptions et les pratiques
pédagogiques de la maison. Or c'est cela précisément
qui importe et qui distingue telle maison de telle autre. Et c'est
cela que le visiteur s'applique à découvrir dans l'intimité
de l'institution, dans les salles où vivent, travaillent, prient et
jouent les enfants.
Or, pour bien faire voir l'écart qui sépare nos meilleurs
orphelinats des moins bons et des mauvais, nous tenterons de décrire
à la suite, aujourd'hui et demain, deux institutions typiques et qui
occupent respectivement les deux extrémités de
l'échelle.
Pour ne pas paraître maussade, commençons par le
meilleur. C'est un orphelinat pour garçons de 7 à 12
ans. Il est situé en bordure d'une ville importante, vaste
édifice déjà ancien et qui abrite trois cents'enfants
environ. La proximité de la ville est suffisante pour que les
petits pensionnaires, futures citadins, ne souffrent pas de l'isolement
rural. Des promenades fréquentes les familiarisent tôt
avec le milieu physique et l'atmosphère morale dans laquelle ils devront
plus tard vivre et se débrouiller. D'autre part, la maison est
suffisamment éloignée du centre urbain pour que les enfants
profitent du bon air et de cours de récréation spacieuses,
admirablement équipées.
L'immeuble entier affiche une propreté impeccable, parfois même
un souci de décoration intérieure qui ne manque pas
d'élégance. A l'exception du parloir, froid et verni comme
celui d'un couvent, les diverses salles sont peintes de couleurs gaies,
reposantes et familières. Finis les éternels murs blancs
et les boiseries fades dont la seule vue donne le cafard! Nous sommes
ici dans une maison de jeunes.
METHODES
Cela est si vrai qu'il m'est impossible de continuer cette description des
lieux physiques sans expliquer désormais, au passage, les
préoccupations éducatives que trahit tout l'aménagement.
En effet, les autorités du lieu ont senti la nécessité
de sectionner leur maison. Ils ont compris que la personnalité des
enfants souffre toujours d'un commun dénominateur trop
élevé. C'est pourquoi les pensionnaires vivent en groupes
de 50 et chacun de ces groupes à ses appartements bien à lui,
situés tous ensemble dans une section définie de
l'édifice. Seules les classes et les réfectoires occupent,
à la file, des corridors entiers. Pour le reste (dortoir, salle
de réception, infirmerie, salles de bain et toilettes) chaque famille
a ses pièces communicantes qui créent une espèce
d'intimité.
Je dis "une espèce" parce qu'il est évident qu'une telle famille
reste encore démesurée. Mais les autorités de la
maison, en sont les premières convaincues. Quand je demande par
exemple d'être conduit au réfectoire, on me répond en
souriant que telle chose n'existe pas dans la maison. Il n'y a que des
salles à manger.
- Nous parlerions aussi des "chambres à coucher," ajoute notre guide,
si seulement nos dortoirs pouvaient être réduits à des
unités de 10 enfants. Pour le moment, ce serait artificiel.
- Et qu'est-ce qui vous empêche de les réduire ainsi?
- Le coût de la construction. Il se trouve que les ministères
ne partagent pas toujours nos préoccupations pédagogiques!
Une maison divisée de telle sorte qu'elle fournisse un "foyer" autonome
à chaque groupe de 10 enfants coûterait fatalement plus cher
que l'édifice traditionnel aux salles immenses. Notre souci
d'éducation se heurte ici aux bugdets provinciaux. A un seul
endroit on a pu réduire l'unité à 20
enfants. L'édifice est en construction, il fera bon voir les
résultats.
- Et pour le moment?
- Pour le moment, nous tâchons de compenser par l'application de
méthodes particulières. Au sein du groupe de 50, nous
formons des équipes de six ou sept garçons qui vivent
ensemble. Je dis bien qui vivent, car il ne s'agit pas d'équipes
sportives: c'est plutôt une cellule de la société locale,
quelque chose qui nous rapproche de la famille. Les enfants sont voisins
partout. Ils se nomment un chef et sont tenus solidairement responsables
de la discipline, de la propreté, du bon maintien collectif. Cela
simplifie admirablement l'attribution des pensums et des récompenses,
qui se trouvent d'ailleurs réduits à leur plus simple
expression. Et cela permet à des amitiés saines, voire
fraternelles, de se développer et de durer.
MATERIEL
Il n'en faut pas pius, dans le paysage de nos institutions d'enfance, pour
faire comprendre à l'enquêteur que nous sommes ici en plein
progrès. Et si nous entretenions des doutes sur la
véracité de ces propos, la seule présence d'un
matériel impressionnant suffirait à les dissiper.
J'entre dans une salle de récréation; la première
chose qui me frappe, c'est l'abondance et la qualité des instruments
de jeu. Je ne parle pas seulement du gymnase, admirablement
équipé, pas seulement de la superbe piscine intériture
qui permet aux enfants de profiter de l'eau toute l'année mais encore
des trains électriques qui ornent presque toutes les salles, des jeux
de blocs géants (18 x 18 pcs) au moyen desquels les enfants
réalisent des ensembles ingénieux, des pistes d'hébertisme
pour redonner leur aplomb à ceux qui marchent mal, etc., etc.
Je m'étonne d'un tel rassemblement de merveilles. Et je dirai
demain que le mérite de cette institution est loin de tenir tout entier
dans son équipement!
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