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Réactions
au document de discussion
Renvoi de la ministre sur les sévices
contre les enfants placés en établissements
Commission du droit du Canada
par Bruno Roy
1 , pour le
COOID
Président du Comité des orphelins et des
orphelines institutionnalisés de Duplessis
Version définitive
Montréal, le 24 mai 1999
Ce n'est pas la souffrance de l'enfant qui
est révoltante, en elle-même, mais le fait
que cette souffrance ne soit pas justifiée.
Albert Camus
La Commission se donne pour mission «d'évaluer les différentes
méthodes de réparation actuelles et possibles du point de vue
de ceux et celles qui ont été euxmêmes victimes de violences
dans les établissements pendant leur enfance». Ces questions,
ajoute-t-elle, se font encore plus pressantes lorsque les sévices
perdurent pendant de longues périodes. Ce qui est
précisément le cas concernant ceux et celles qu'on appelle
les Orphelins de Duplessis.
En tant que porte-parole du groupe, j'ai réagi ponctuellement (sur
Intemet) au Document de discussion de la Commission du droit du Canada portant
sur les sévices contre les enfants placés en
établissement. J'ai pris l'initiative de réunir les
différents textes envoyés au groupe francophone de discussion
dans un même document sous la forme d'une réflexion que j'ai
intitulée:
RÉACTIONS AU DOCUMENT DE DISCUSSION
Notre groupe a été heureux d'apprendre que la Commission ait
décidé de ne pas limiter son examen à la seule question
des sévices physiques et sexuels. Dans le cas des Orphelins de
Duplessis, c'est une excellente nouvelle. Outre le préjudice
imputable aux sévices physiques ou sexuels, la Commission, en effet,
doit considérer, dans notre cas, le préjudice imputable à
d'autres genres de sévices d'ordre affectif, psychologique, spirituel,
culturel ou intellectuel d'où ont découlé des souffrances
exceptionnelles qui nous ont été gravement préjudiciables.
À tout cela, autre considération dont il faut tenir compte,
s'ajoute l'exploitation systématique dont les orphelins ont
été victimes dans les institutions ou sur les terres agricoles
et que l'on refuse de considérer comme préjudiciables à
leur développement.
Depuis les débuts de leur lutte, les Orphelins de Duplessis partaient
d'une prémisse reconnue : personne ne conteste que les citoyens de
ce pays sont dans un régime de droit. Ils sont aussi des citoyens
à part entière. Or, dans les faits, ils n'ont pas accès
à ce régime de droit. Voilà ce qu'ils veulent
démontrer aux membres de la Commission. Les Orphelins de Duplessis
sont dans l'impossibilité d'aller vérifier devant les instances
judiciaires leurs droits. Ne cachons pas les faits: dans leur dossier,
il y a déni de justice.
Jamais les juges Denis, Lachapelle et Morneau, qui ont tous trois refusé
la formule du recours collectif, n'ont prétendu d'aucune façon
que les allégations des requérants étaient malveillantes
ou même fausses ou même non fondées en droit. Au
contraire, en suggérant un ou des recours individuels, ils ont
indiqué clairement qu'ils ne se sont pas prononcés sur le
bien-fondé de ces allégations. Les trois jugements n'ont
jamais mis en cause, dans ce dossier, l'apparence de droit; ils ont même
exprimé une sympathie réelle à l'endroit des
requérants. Tout au plus concluent les juges, la procédure
du recours collectif serait inapplicable.
Notre participation à ce forum de discussion, initié par la
Commission du droit du Canada, veut illustrer l'ampleur de notre impuissance
à trouver réparation et du préjudice qui en
découle. Le Protecteur du citoyen lui-même, Me Daniel Jacoby,
avait trouvé «scandaleux» le traitement qui a été
fait aux Orphelins de Duplessis. Comme on le verra, plusieurs pistes
proposées par la Commission ont été utilisées
par le COOID et n'ont pas donné de résultats
satisfaisants. Est-ce ainsi dans les autres provinces canadiennes?
Si oui, comment y remédier? Avons-nous tort de penser que la
Commission du droit du Canada ne pourra, dans le cadre de notre dossier,
intervenir pour accélérer le processus de réparation?
Présentation du groupe
Depuis 1992, le Comité des orphelins et orphelines
institutionnalisés de Duplessis (COOID) forme une organisation sans
but lucratif détenant une charte du Québec et regroupant un
nombre toujours croissant de membres ayant acquis la conscience de leur condition
humaine liée à leur exclusion sociale. L'exploitation
et les souffrances de ces personnes ont été telles qu'il aura
fallu plus de quarante ans pour parvenir à se faire entendre et avoir
droit à la reconnaissance de leur dignité humaine que les
autorités, à ce jour, ne leur ont j'amais reconnue.
Bref historique
Dans les années 40 et 50, les autorités religieuses,
médicales et gouvernementales ont maintenu dans des institutions
psychiatriques environ 3 000 orphelins, pour la plupart faussement
étiquetés malades mentaux. Alors qu'un concordat existait
entre l'Église et l'État, ils étaient internés
au mépris de la loi et avec la complicité du corps
médical. En institution ou sur les terres agricoles, la
majorité des enfants ont servi de main-d'oeuvre gratuite et un grand
nombre d'entre eux ont subi des sévices corporels ou ont été
exploités sexuellement. Coupés de toute instruction, ces
enfants devenus adolescents ont facilement constitué une main-d'oeuvre
gratuite.
Profitant de son document de discussion, le COOIID veut porter à
l'attention de la Commission du droit du Canada le grave problème
auquel ses membres font face: l'impossibilité, pour eux - contrairement
aux victimes des autres provinces canadiennes dans des dossiers similaires
- d'accéder à une justice normale. Ils affrontent un climat
d'obstruction qui, historiquement aux plans religieux, politique et
médical, a marqué leur dossier. Ce climat d'obstruction
a même atteint, sous forme de damage control, le palier de la justice
administrative. Dans les faits, on tolère un scandale dont on
connaît l'existence.
Le COOID travaille donc à ce que les orphelins et orphelines obtiennent
justice et ainsi, dans l'esprit même du document de discussion de la
Commission du droit du Canada, se sentent des citoyens à part
entière.
La collectivité des Orphelins de Duplessis
Il faut considérer avec raison les Orphelins de Duplessis comme une
collectivité que la Commission donne d'ailleurs en exemple et qu'elle
définit comme suit : un groupe de personnes qui s'identifient l'une
et l'autre en raison d'intérêts communs ou de caractéristiques
communes que partagent les membres de ce groupe.
Or, Mgr Turcotte est allé jusqu'à nier la
«collectivité» que nous constituons. En effet, il
a refusé de considérer les Orphelins de Duplessis au sens où
les définit la Commission du droit du Canada.
Cette vision toutefois, au plan juridique, nous a posé des problèmes
dereconnaissance. L'intemement illégal suite à
l'établissement de faux diagnostics (décision administrative)
est l'événement causal commun qui a entrîciné
des dommages similaires et de même nature pour l'ensemble des membres
du groupe. Aussi, lorsque le juge Lachapelle affirme que la preuve de
cette déclaration n'est pas suffisante, que la fausse déclaration
doit être prouvée cas par cas, il conclut trop vite qu'on ne
peut procéder par une preuve commune. Même si chacun des
membres du groupe a sa propre histoire et que les degrés de
conséquences peuvent varier, les questions communes sont plus nombreuses
que les questions particulières : internement illégal,
falsification des dossiers, suspension des droits civils, perte de scolarisation,
environnement asilaire, socialisation déficiente, perte
d'intégrité psychologique, médication abusive, sévices
corporels, agressions sexuelles, maind'oeuvre gratuite, perte de capacité
de gains, etc. Particulièrement, en ce qui concerne les Orphelins
de Duplessis, il faut parler du génocide de leur intelligence.
Les répercussions des sévices sur la collectivité des
Orphelins de Duplessis sont fonction d'un certain nombre de facteurs
reconnaissables à d'autres collectivités et que décrit
la Commission : l'ampleur des violences, leur durée, la position
qu'occupaient les agresseurs au sein de la collectivité, le statut
de l'établissement où les violences ont été commises
et la mesure dans laquelle la collectivité a souffert suite au
préjudice causé à chacune des victimes. Voilà
ce que Mgr Turcotte a tenté d'effacer. «Pour moi, affirme le
cardinal, les communautés religieuses, ce n'est pas une
réalité abstraite.» (Le journal du midi, CKAC, 99 02
19). Bien sûr! Et les Orphelins de Duplessis? Une
réalité abstraite? Voyez ce qu'il en dit: «Parce
que quand on parle des Enfants de Duplessis, de qui on parle exactement?
Des enfants de la crèche, des délinquants, des enfants... (CKAC,
99 02 19). Ces «enfants», précisément, ont
passé 40 ans, 50 ans à souffrir : leurs préjudices sont
aussi concrets que le dévouement des religieuses, que le porteparole
du COOID n'a jamais nié, par ailleurs.
Les Orphelins de Duplessis partagent beaucoup de traits communs avec les
autochtones. À propos de ces derniers, la Commission reconnaît
qu'«il ne leur manquait pas seulement l'instruction : ils étaient
atteints émotivement, cognitivement et intellectuellement». «La
violence, écrit Landino que la Commission cite, avait complètement
perturbé leur capacité de nouer des liens véritables
avec les gens de l'extérieur». Cette vérité
s'applique aux Orphelins de Duplessis. Comme les autochtones, ils
«n'ont pas appris à être parents, car [ils] n'ont pas eu
de parents» (p. 26). Comme eux, ils ont été traités
comme de la maind'oeuvre plutôt que comme des enfants à
éduquer et à instruire. Comme eux, n'ayant pas reçu
une instruction décente, les perspectives d'emploi ont été
et sont toujours extrêmement linùtées. Ainsi que
l'écrit encore la Commission, «L'extrême dépendance
envers le bien-être social devient un autre problème
collectif» (p. 31).
Il s'agit de mettre en perspective la durée du séjour en
institution des Orphelins de Duplessis pour en comprendre les séquelles
permanentes. Tous comprendront qu'à la longue, la durée
peut devenir une forme d'aliénation institutionnelle. Le jour
de son intégration en société et pour le reste de sa
vie, l'orphelin transporte toute cette mémoire institutionnelle de
l'enfance marquée par le nombre d'années et l'ampleur des
sévices. C'est aussi cette dimension que le cardinal Turcotte
nie lorsqu'il nie la tragédie collective des Orphelins de Duplessis.
Abordons maintenant cette question de la collectivité des Orphelins
de Duplessis «en termes éventuels d'indemnisation». La
Commission du droit du Canada se demande si on apporterait une réponse
suffisante en n'indemnisant que les individus (p. 20). Je ne sais pas
si ce qui s'applique aux autochtones, par exemple, peut, en toutes lettres,
s'appliquer aux Orphelins de Duplessis. Même s'ils ont de nombreux
points communs, nous ne parlons pas du même type de
collectivité. Dans le cas des Orphelins de Duplessis, il n'y
a pas de culture, de langage, voire de valeurs propres à une entité
collective préexistante au groupe. Les autochtones, en tant que
groupe, préexistent à leur drame. Ils avaient des droits,
des territoires, une culture qu'aucun orphelin ne peut revendiquer collectivement
avant la tragédie qui aujourd'hui nous rassemble. Dans les cas
des orphelins, il s'agit donc d'indemniser des individus, pas un groupe ethnique
ou culturel. Ce qui n'empêche évidemment pas d'offrir des
services d'écoute ou de counselling, voire soutenir financièrement
le groupe.
Ce qui est clair, c'est que ces services et cette aide financière
pour soutenir les activités du groupe ne doivent pas porter
préjudice à l'obtention d'une indemnisation financière
pour préjudices encourus. Ainsi que l'écrit si justement
Jean-Pierre Arcoragi, dans son premier texte de discussion : «Une
compensation financière raisonnable démontrera à tous
que la société est sérieuse lorsqu'elle dit qu'elle
ne tolère pas les abus que subissent les enfants». L'argument
est de taille.
Les Orphelins : internés dans des établissements
totalitaires
«Aucun enfant ne décide de vivre en établissement»,
dit le texte de la Commission. Or, ce qui caractérise les Orphelins
de Duplessis, c'est qu'ils ont été internés
illégalement. Issus du réseau des crèches, ils
constituaient une clientèle captive. Ces enfants, pour paraphraser
le texte de la Commission, n'avaient pas de fanùlle sur laquelle ils
pouvaient compter pour veiller à leurs intérêts ou même
pour s'informer de leur bien-être. Les portes de l'extérieur
leur étaient fermées. Ces enfants étaient donc
des cibles faciles (p. 18).
Comme les autochtones, les Orphelins de Duplessis «en sont venus à
perdre même la notion d'un refuge sûr où ils seraient
protégés» (p. 17). En effet, ces derniers ont
été placés dans des établissements surveillés
qui servaient d'établissements carcéraux. Ici, pensons
au cas du Mont-Providence : l'État est intervenu pour ajouter un
préjudice à un autre préjudice, même si sa
responsabilité et son devoir étaient et sont toujours d'intervenir
«dans le but de soustraire l'enfant à un préjudice.»
(p. 17). Les médecins n'ont pas fait mieux. Comme
l'écrivait l'historienne Micheline Dumont, jetant un regard sur l'ensemble
des institutions psychiatriques de l'époque, «les dossiers
médicaux servaient de bordereaux de transfert».
2
Ces établissements dans lesquels vivaient les Orphelins de Duplessis
étaient des lieux dits totalitaires, c'est-à-dire que toutes
les facettes de la vie des enfants étaient déterminées
par les personnes en autorité et, les contacts avec les familles,
les communautés culturelles et sociales et le monde extérieur
étaient limités (p. 2). D'ailleurs, Steven Ortiz classe
dans la catégorie des institutions totalitaires, les établissements
psychiatriques : «Il s'agit de milieux fermés, écartés
de la société, à caractère fortement exclusif,
chauvin.»3
Les effets étaient communs : l'isolement, la privation de
leur autonomie, l'humiliation ou l'avilissement.
J'emprunte encore une fois les éléments de conclusion de la
Commission «L'isolement découlant d'un milieu hostile, punitif
ou abêtissant est plus grave et plus dommageable que le simple fait
de ne pas voir sa famille ou recevoir du courrier. L'isolement le plus
profond consiste peut-être dans l'incapacité de faire confiance
à qui que ce soit». (p. 14).
La question des pratiques de l'époque
La Commission affirme qu'on «ne saurait répondre aux besoins
des victimes sans tenir compte des motifs qui ont été à
l'origine du placement en établissements, on se trouve dans bien des
cas à placer les sévices dans un contexte différent»
(p. 20). Ici, une diversion est possible : élargir la
responsabilité de l'individu à la société risque
de devenir une fuite en avant, si toute l'information n'est pas
disponible. Dans le cas de la tragédie des Orphelins de Duplessis,
c'est la commodité administrative, l'attitude corporatiste des
communautés religieuses et l'absence d'éthique professionnelle
des médecins qui en ont été la cause, pas les valeurs
de l'époque.
Lorsque le clergé et les congrégations religieuses font
référence aux valeurs de l'époque, ils font de la
diversion. Déjà à cette époque, les abus
étaient connus et la dénonciation rendue publique. On
a préféré le mutisme le plus abject. Pire, Mgr
Turcotte dit n'importe quoi. Par exemple, cette déclaration :
«On ignorait tout de la déficience intellectuelle» (Journal
de Montréal, 99 02 20). Voici le célèbre psychiatre
Heinz Lehmann, témoin de l'époque; il affirme que les erreurs
de diagnostics concernant les Orphelins de Duplessis ne relèvent pas
du manque de connaissances
-
Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Même avec les
connaissances du moment, il est inadmissible que des psychiatres aient pu
faire de telles erreurs de diagnostics. On savait tout de même
reconnaître une maladie psychiatrique à cette époque.
(L'Actualité, 15 mai 1993).
Je veux maintenant lier ce qui précède à ce qu'affirrne
la Commission du droit du Canada qui écrit ceci : on «ne saurait
répondre aux besoins des victimes sans tenir compte des motifs qui
ont été à l'origine du placement en établissements,
on se trouve dans bien des cas à placer les sévices dans un
contexte différent» (p. 20).
Lorsque la Commission affirme que «c'est la société qui
a permis que l'on fasse des victimes de ces enfants», elle risque de
tomber dans une sorte de raisonnement commode et simplificateur. Cette
société, dans les cas des Orphelins de Duplessis, était
maintenue dans l'ignorance, l'Église allant jusqu'à contrôler
les consciences. Soumission, silence, abnégation, secret,
constituaient les éléments du discours idéologique que
l'Église imposait. «Les communautés religieuses
«ramassaient» (notez le mépris du cardinal) les enfants
dont les parents ne voulaient pas» (Joumal de Montréal, 99 02
20). Ce que Mgr Turcotte ne dit pas, c'est que ce sont ces mêmes
religieuses qui arrachaient les enfants à leurs mères en obligeant
celles-ci à signer des papiers d'abandon et qui falsifiaient
illégalement les actes de naissance. Pour être responsable,
il faut de l'information. Hier comme aujourd'hui.
Référer aux motifs et aux objectifs à l'origine des
pratiques, pour les Orphelins de Duplessis, constitue souvent, non sans une
certaine efficacité dans l'opinion publique - la série de cinq
articles contre les Orphelins de Duplessis de la j oumaliste Lysiane Gagnon
(avril-mai 1997) - de la pure diversion soutenue par une malhonnêteté
intellectuelle profonde. La Commission doit se méfier des arguments
évoqués par la partie adverse. Cela dit, lorsque la Commission
écrit qu'il «est impensable d'examiner les conséquences
des sévices contre les enfants placés en établissements
sans tenir compte des attitudes, croyances et valeurs générales
qui ont conduit autant d'enfants dans des endroits où autant de mal
leur a été fait» (p. 11), nous comprenons ce qu'elle veut
dire; qu'il est possible que ces facteurs aient une incidence sur
l'évaluation que fera la Commission des méthodes de
réparation les plus valables. Mais cela réfère
ou est lié, dans sa réflexion, à la notion de
collectivité dont j'ai déjà parlé.
Afin de ne pas céder au révisionnisme historique simplificateur,
la Commission doit s'obliger à lire les gens appartenant bel et bien
à ladite époque des Orphelins de Duplessis qui ont contesté
les gestes et les décisions de cette même
époque. Pensons ici à Paul Letondal
4, Albert Plante, sj.
5, à Gérard Pelletier
6, à Jacques Hébert
7, à Arthur Prévost
8, Jean-Charles Pagé
9, Alice Parizeau
10, Jean-Claude Paque
11, à Pierre Laberge
12, Jean-Guy Labrosse
13, et combien d'autres qui, à moins
que je ne l'ignore, appartenant à des mouvements catholiques, n'avaient
rien d'anticlérical. À toutes ces lectures, doivent s'ajouter
les différents rapports d'enquête du gouvernement dont le plus
connu, le Rapport Bédard 14.
Prétendre que les allégations des Enfants de Duplessis
déterrent des sujets scabreux, c'est faire du révisionnisme
historique, c'est nier que des centaines d'enfants ont été
déclarés malades mentaux et traités comme tels, que
d'autres ont fait l'objet d'un marché noir des bébés,
que d'autres encore ont servi de «cobayes» à des
expériences médicales, que d'autres ont été
violentés ou sodomisés, etc. Cela n'a rien à voir
avec les valeurs de l'époque. C'est la violation même des
lois appartenant à cette époque qui est en cause; tantôt
pour une question d'argent, tantôt pour satisfaire des besoins primaires,
tantôt à des fins d'exploitation tout court. Comprendre
l'époque, en ce qui concerne les Orphelins de Duplessis, c'est comprendre
les intérêts corporatistes qui étaient en jeu et qui
montrent que les orphelins faisaient de la politique sans le savoir.
Permettez-moi, enfin, de citer le sociologue de l'Université du
Québec à Montréal, monsieur Jacques Beauchemin, qui
déclarait ce qui suit à l'émission «Droit de
parole» (Télé-Québec, 95 01 27):
-
Oui, je pense que d'abord, il faut établir que notre époque
ou notre société actuelle peut se permettre un jugement
rétrospectif sur son histoire sociale du Québec, sur
l'éthique sociale contemporaine. Y a une morale sur la base de
laquelle on peutjuger ce passé-là.
J'invite la Commission du droit du Canada à une réflexion vigilante
en cette matière.
Les besoins des victimes
Outre les besoins fondamentaux, écrit la Commission, la recherche
a permis de conclure que les méthodes de réparation peuvent
être plus bénéfiques si elles respectent certains besoins
des victimes en matière de procédure. Ce avec quoi nous
sommes tous d'accord. Aux six besoins que la Commission a établis,
nous en ajoutons et reformulons l'ensemble :
-
1 .établissement de l'historique des sévices
2. reconnaissance des préjudices, excuses
3. urgence d'agir
4. accès normal à la justice
5. indemnisation financière
6. accès à la thérapie et à des services de
counselling
7. accès à l'éducation et à l'information
8. châtiment des agresseurs
9. engagement envers la prévention
La compréhension des besoins des victimes se veut un élément
crucial du travail de la Comnmission afin d'évaluer les diverses
méthodes de réparation. Celle-ci confirme notre conviction
profonde : toute méthode de réparation doit empêcher
tout nouveau préjudice. La Commission espère apprendre
des victimes quelle est la meilleure façon d'envisager d'autres
méthodes de réparation. Le dossier des Orphelins de Duplessis
nous servira d'exemple pour illustrer les difficultés auxquelles ces
derniers ont eu à faire face dans l'application de certaines pistes
que propose la Comnùssion elle-même.
Notre dossier est d'une complexité inégalée au
Canada. Il ne concerne pas que la question des violences physiques et
des agressions sexuelles. La Commission devra avoir en tête que
notre dossier est à la fois similaire aux autres, mais en même
temps, unique au Canada, voire en Amérique du Nord.
Le Protecteur du citoyen du Québec a lui-même reconnu, devant
la Comrmission des institutions, que «I'État n'a pas de
problème de ressources quand il utilise les tribunaux». Ni
les communautés religieuses d'ailleurs! Entre l'appareil de
l'État et le citoyen, le déséquilibre est «absolument
incroyable», dit-il. Il n'est pas étonnant qu'il ait
découvert «la gestion par usure». Cela épuise
comme vous savez. C'est cette gestion «par usure» à
laquelle sont confrontés les Orphelins de Duplessis.
1 . Établissement de l'historique des sévices
Depuis 1992, et bien avant si on pense aux récits-témoignages
publiés par JeanGuy Labrosse depuis 1964, les Orphelins de Duplessis
ont démontré la capacité et la volonté de
révéler ce qu'on leur a fait. Malheureusement, ils ont
toujours été confrontés au silence, voire au
détournement du sens de leurs souffrances.
Même si les Orphelins de Duplessis en ont fait la demande, l'État
a refusé jusqu'ici de lancer une enquête publique. Au
début de l'année 1997, le Protecteur du citoyen a
présenté son propre rapport suite à sa propre
enquête. A suivi, celui de la Commission des institutions du
Québec qui allait dans le même sens que le rapport du Protecteur
du citoyen. Les médias ont mené leur propre enquête,
les revues ont fait paraître des reportages, la télévision
a présenté plusieurs émissions sur le sujet, la radio
a offert ses tribunes téléphoniques. Un
livre-témoignage, celui d'Alice Quinton, intitulé Les enfants
de Duplessis (Libre Expression, 1991), écrit par Pauline Gill, a
inspiré le nom du regroupement. Un essai sur la tragédie
collective des Orphelins de Duplessis, écrit par l'auteur de ces lignes,
Mémoire d'asile (Boréal, 1994) a été suivi, en
1996, par un deuxième essai, L'univers des enfants en difficulté,
sous la direction de Marie-Paule Malouin (Fides). Sous la forme d'une
fiction en 4 épisodes, la Société Radio-Canada a
présenté la télésérie (fiction historique)
Les Orphelins de Duplessis au printemps 1997. Une version romanesque
de la télésérie parut en 1998 aux éditions XYZ
sous le titre Les calepins de Julien. Sans compter que le COOID a
participé activement à ce que la Commission appelle un
«effort documentaire» : il a établi des archives centrales
(dossiers personnels, articles, études et enregistrements). À
ce jour, tous ces efforts n'ont rien donné.
Dans notre dossier, l'accumulation de preuves n'a rien
changé. L'effort documentaire a été
discrédité sous prétexte de partialité. Les
Orphelins de Duplessis font face à une réalité que la
Commission a bien identifiée et qui constitue une crainte réelle
pour eux : être incapables de s'assurer que l'histoire ne sera pas
écrite ou réécrite comme un constant démenti
de leurs allégations. Dans leur défense, les Orphelins
de Duplessis sont en butte au révisionnisme historique.
La Commission écrit que les responsables ne doivent pas «craindre
de faire face à l'héritage que nous a laissé la violence
institutionnelle à l'égard des enfants» (p. 4). Aujourd'hui,
le vrai problème auquel font face les Orphelins de Duplessis est celui-ci
: on tolère un scandale dont on connaît l'existence.
Pourtant, et c'est encore la Commission qui l'établit : «la
première méthode de réparation consiste à
établir ce qui s'est passé» (p. 33). Dans notre dossier,
l'effort documentaire fut gigantesque, mais on est loin de la réparation
parce que cet effort est constamment nié par ceux-là mêmes
qui devraient nous écouter.
2. Reconnaissance des préjudices, excuses
Les Orphelins de Duplessis ont le même besoin primordial exprimé
par d'autres victimes : que l'on reconnaisse que ce qu'on leur a fait était
mal et a fait mal. À ce jour, c'est cela qui n'a pas encore
été fait, ni par l'Église, ni par le corps médical,
ni par le gouvernement. L'Église refuse, le corps médical
parle timidement de regrets 15 et le gouvernement du Québec annonce
depuis des mois une déclaration gouvernementale qu'il n'a pas encore
rendue publique.
Certes, appliquée au dossier des Orphelins de Duplessis, la crainte
de la responsabilité civile est une raison invoquée, tantôt
explicite, tantôt implicite, pour justifier le refus du gouvernement,
du Collège des médecins ou de l'Église catholique de
reconnaître que des sévices ont été infligés
aux victimes dont ils avaient la responsabilité. Le gouvernement
du Québec, par exemple, parle toujours en termes de compassion. Dans
notre dossier, à ce jour, la dénégation de
responsabilité est carrément déraisonnable.
La Comnmission connaît le problème: «La tâche concerne
le fait qu'aujourd'hui encore, nous refusons de reconnaître pleinement
le préjudice qui a été causé et de prendre des
mesures convenables et globales afin de les réparer (p. 8).
Particulièrement de la part de l'Église catholique et des
communautés religieuses, les Orphelins de Duplessis ont fait face
à un refus systématique d'ajouter foi et de donner suite à
leurs allégations. Au Québec, contrairement à certaines
autres provinces canadiennes, même si ces dernières l'ont fait
à contrecoeur et tardivement, les autorités religieuses
québécoises n'ont jamais fait d'efforts afin d'admettre leur
part de responsabilité, que ce soit sur la plan moral ou juridique.
En cette matière, j'emprunte les éléments de conclusion
de la Commission : «En plus de la violence elle-même, on constate
que les autorités ont perpétué un cycle tout aussi
inquiétant en ne donnant aucune suite aux plaintes de violence, même
lorsque l'identité et les actes des agresseurs étaient bien
connus. La réaction officielle révélait typiquement
une plus grande préoccupation à protéger l'institution
que le bien-être des enfants qui y habitaient» (p.
2). Voilà ce que, dans la frustration et depuis toujours, les
Orphelins de Duplessis vivent. Et ça continue!
Le traditionel «expression de regrets» révèle un
manque de compassion réelle, voire un manque de sincérité
tout court. Pourtant, et nous sommes d'accord avec la Commission,
«Pour être sincères, les excuses devraient être absolues,
sans réserve et présentées volontairement» (p.
22). Qu'elle passe par l'expression des regrets ou par une déclaration
gouvernementale, une déclaration publique doit reconnîcitre
l'existence d'un ou plusieurs préjudices et, conséquemment,
doit inclure des excuses, lesquelles admettraient, ainsi que l'écrit
la Commission, que «le traitement qui leur a été infligé
a constitué des sévices et selon laquelle les victimes
ellesmêmes ne sont nullement responsables des actes commis» (p.
23).
La Commission note avec justesse que «La responsabilité des personnes
autres que les agresseurs est une question plus complexe. [ ... 1 Les personnes
responsables des établissements où les sévices ont
été commis ont l'obligation de rendre compte de ce qui s'est
passé dans ces établissements» (p. 35). Dans le
cas des Orphelins de Duplessis, les responsables ne sont pas seulement les
administrateurs des établissements qu'ils ont
fréquentés. (la suite par
ici...)
1. L'auteur du présent mémoire
a lui-même été, dans son enfance, déclaré
arriéré mental. Il est le porte parole du Comité
des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis
(COOID).
2 Micheline Dumont, «Des religieuses,
des murs et des enfants,>, L'Action nationale, avril 1994.
3 Steven Ortiz, Crossing the Line, cité par la Commission
du droit du Canada, document de discussion, p. 12
4 Paul Letondal, «Pour améliorer les
crèches», Relations, septembre 1941, pp. 232-233.
5 Albert Plante, s.j., «Placements institutionnel et
familial», Relations, janvier 1947 à septembre 1947 (série
de six articles).
6 Gérard Pelletier, «Histoire des enfants
tristes», dans Le Devoir, du 12 juin au 10 juillet 1950, série
de 23 articles.
7 Jacques Hébert, Scandale à Bordeaux,
Montréal, Éditions de l'Homme, 1959,157 pages.
8 Arthur Prévost, «Un drame sinistre nous rappelle
notre barbarie envers la fille-mère», Le Petit Joumal,
Montréal, le 26mai 1957.
9 Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours,
Montréal, Les Éditions du Jour, 1961, 156 p.
10 Alice Poznanska, «La protection de l'enfance,
un sujet interdit», Cité libre, no 67, mars 1964, pp.18-20
11 Jean-Claude Paquet, «La charité ... mystification
capitaliste», Cité libre, no 65, mars 1 964, pp. 8-1 0
12 Pierre Laberge, «Le point de vue d'un
psychiatre», Cité libre, no 40, octobre 1961, pp. 20-21.
13 Jean-Guy Labrosse, Ma chienne de vie, Montréal,
Éditions du Jour, 1964, 141 pages.
14 Dominique Bédard, Denis Lazure et Charles-A.
Roberts, Rapport de la Commission d'étude des hôpitaux
psychiatriques, Québec, 1962.
15 Lors des deux rencontres que nous avons eues avec
le docteur Roch Bernier, alors président du Collège des
médecins, ce dernier parlait d'excuses. Le docteur Yves Lamontagne,
son successeur, préfère, quant à lui, utiliser l'expression
de «regrets», et cela, «indépendamment de l'exactitude
du diagnostic médical rendu» (lettre du 2 février
1999). Dans ce contexte, quel sens auront ces regrets s'il ne prend
pas en compte cet élément central de notre dossier : la
réalité des faux diagnostics.
COOID :1231, Panet (3e étage), Montréal, Québec, H2L
2Y6, (514) 521-1954
Suite et fin...
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