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Il y a des entités plus abstraites comme le Gouvernement,
le corps médical ou l'Église qui ont leur part de
responsabilité. C'est le cardinal Léger, par exemple,
qui, dans le cas du MontProvidence, a négocié le changement
de vocation pour en faire un asile et ainsi déclaré
artificiellement des centaines d'enfants arriérés mentaux,
cela en échange de trois millions de dollars. Quant aux
médecins, ils ont aveuglément signé de faux
diagnostics. Comme on le voit, dans notre dossier, l'imputabilité
est une question fort complexe.
Dans les faits, cependant, en considérant que l'imputabilité
se résume uniquement à une question de responsabilité
légale - je reprends une idée de la Commission - l'Église
et l'État se trouvent peut-être à mépriser ou
à atténuer l'importance de la responsabilité morale
et politique (p. 36.).
Certes, cela ne fait pas de doute, la responsabilité comprend un volet
moral et politique tout autant qu'un volet juridique. Lorsque la Commission
écrit ce qui suit, cela apparaît plutôt abstrait pour
les Orphelins de Duplessis :
-
Les parties qui abordent la question de la réparation sans tenir
compte de cette responsabilité plus large pourraient être davantage
susceptibles d'être attaquées dans l'arène juridique
et moins en mesure de se défendre (pp. 36-37) [... ] La
responsabilité ne se mesure pas seulement en dollars. Il y a
un prix à payer pour avoir omis ou refusé d'assumer la
responsabilité (p. 36). [...] Ce comportement laisse également
aux tribunaux la discrétion d'accorder des dommages-intérêts
alourdis lorsque la dénégation de responsabilité est
déraisonnable (p. 37).
Si les Orphelins de Duplessis devaient retourner à leurs démarches
juridiques, en l'absence même de moyens financiers, ce qui
précède serait plutôt théorique. Sans compter
que, compte tenu des délais (nous en avons pour des années),
nos membres ont le temps de mourir, et leurs revendications avec eux. La
Commission écrit qu'en l'absence d'une attribution de responsabilité
qui soit officielle et indépendante, c'est aux gouvernements et aux
Églises mêmes qu'il incombe d'examiner leurs propres actes et
attitudes. Jusqu'ici, dans le cas des Orphelins de Duplessis, la chose
se révèle impossible. Cette responsabilité d'examiner
leurs propres actes et attitudes, qui va les obliger (les gouvernements et
l'Église) à l'assumer? La Commission exprime ici une bonne
intention, mais lorsque les responsables, dans la recherche d'un règlement
hors-cour, ne s'assoient pas à la même table que les victimes,
qui peut les y obliger?
Nous posons aussi le problème de la prescription; nous craignons qu'on
l'utilise comme un argument qui servirait à faire disparîcitre
la notion de responsabilité morale de l'État. En effet,
sans l'acceptation de cette responsabilité morale, ni l'État,
ni l'Église, ni le corps médical n'auraient aucune raison de
«réparer les pots cassés». Pourtant, dans notre
dossier, il ne peut y avoir d'impunité; sinon, il faudra conclure
que les règles de droit ont été modifiées ou
alors, qu'on ne les applique tout simplement pas. En conséquence,
les Orphelins de Duplessis seraient des exclus : ils ne seraient pas
considérés comme des citoyens à part entière.
3. Urgence d'agir
La Commission dit se donner pour mission l'évaluation des
«différentes méthodes de réparation actuelles et
possibles du point de vue de ceux et celles qui ont été victimes
de violences dans les établissements pendant leur
enfance». Ces questions, ajoute-t-elle, se font encore plus pressantes
lorsque les sévices perdurent pendant de longues périodes. Ce
qui est précisément le cas concernant ceux et celles qu'on
appelle les Orphelins de Duplessis.
Le Protecteur du citoyen lui-même, Me Daniel Jacoby, avait trouvé
et trouve toujours «scandaleux» le traitement qui a été
fait aux Orphelins de Duplessis. Comme on le verra, plusieurs pistes
proposées par la Commission ont été utilisées
par le COOID et n'ont pas donné de résultats satisfaisants.
Le Protecteur du citoyen du Québec a lui-même reconnu, devant
la Comnmission des institutions, que «I'État n'a pas de
problème de ressources quand il utilise les tribunaux». Ni
les communautés religieuses d'ailleurs! Entre l'appareil de
l'État et le citoyen, le déséquilibre est «absolument
incroyable», dit-il. Il n'est pas étonnant qu'il parle de
«la gestion par usure» à laquelle nous référions
plus haut et à laquelle sont confrontés les Orphelins de
Duplessis.
La Commission fait une juste analyse relativement au cynisme des responsables
qui maintiennent leur silence : «Le retard à satisfaire leur
volonté de réparation, aussi justifié que puisse être
ce retard, ne fait qu'ajouter foi à l'opinion de ceux et celles qui
pensent cyniquement que les responsables des établissements où
les sévices ont été perpétrés attendent
tout simplement qu'ils meurent et que leurs revendications s'éteignent
avec eux.» (p. 25).
Pendant ce temps, le gouvernement du Québec préfère
balayer du revers de la main une institution indépendante qu'est le
Protecteur du citoyen qui, dans notre dossier, a proposé une compensation
sans égard à la faute. Également, le gouvernement n'a
pas donné suite aux conclusions d'un rapport de la Commission des
institutions (composée de tous les représentants des partis
politiques) que nous résumons ainsi : «il revient à
l'État de tenter de faire quelque chose pour réparer les torts
subis» par les Orphelins de Duplessis dont ceux, parmi eux, qu'on appelle
les orphelins agricoles.
Jamais n'avons-nous reçu de la part du gouvernement un document exposant
de façon complète sa position officielle face aux demandes
des orphelins. Pourtant, le 19 mars 1998, à l'Assemblée
nationale, même s'il y a près d'un an de cela, le Premier ministre
a déclaré qu'«il ne serait pas opportun d'imposer un
règlement». Les représentants du COOID partagent
son point de vue, même si dans les faits, les rencontres bilatérales
sont absentes et le délai déraisonnable.
De par sa responsabilité morale, le gouvernement constitue leur ultime
espoir d'une solution négociée. Une entente avec lui
permettrait de mettre fin à une série de poursuites judiciaires
(actuellement en suspens) tant au plan civil qu'au plan criminel. Sinon,
les Orphelins de Duplessis devront retourner devant les tribunaux avec, certes,
une approche nouvelle et des moyens appropriés, mais aussi avec un
incommensurable sentiment d'exclusion et d'injustice. Par son
incapacité à régler le problème, devront-ils
conclure que ce gouvernement appartient à la société
distincte de l'injustice?
Plus largement, par leur comportement, les autorités politiques,
religieuses et médicales ont fait en sorte que les oubliés
d'hier, devenus des démunis d'aujourd'hui, taisent leurs
souffrances. Les Orphelins de Duplessis ont besoin d'être
écoutés même s'il y a rage en leur
coeur. L'Église canadienne est d'ailleurs consciente des effets
néfastes de son silence :
-
Trop souvent, malheureusement, la crainte du scandale continue d'influencer
nos réactions instinctives et nousfait protéger l'agresseur
et une certaine image de l'Église ou de l'institution que nous
représentons, plutôt que les enfants, impuissants à se
défendre dans un duel aussi inégal "
Pourtant, les évêques du Québec sont membres de la
Conférence des évêques du Canada et en partagent donc
les vues. Pourquoi, alors, ces mêmes évêques ne
reconnaissent-ils pas au Québec ce qu'ils reconnaissent dans les autres
provinces?
-
Les victimes dénonçaient les systèmes administratifs
de l'Église en leur reprochant une attitude de camouflage et de
dissimulation plus prête à limiter les dégâts
infligés à i image de l'Église par de tels scandales,
qu'à prendre en considération la violence grave contre
l'identité personnelle des
victimes. 17
Dans un communiqué daté du 31 mars dernier, message émanant
de l'Assemblée des évêques du Québec, son
président, monseigneur Morissette ainsi que l'archevêque de
Montréal, le cardinal Turcotte, déclarent ce qui suit :
-
Cette question [des Orphelins de Duplessis] a occupé beaucoup de
place dans les médias et on s'est étonné de la participation
limitée des instances d'Église. Comme ce problème
regarde l'ensemble du Québec, [les deux prélats] consultent
présentement toutes les institutions d'Église impliquées
afin de proposer des pistes de solutions adéquates pour les personnes
qui ont souffert et pour qui l'Église éprouve beaucoup de
compassion.
Ouverture réelle ou damage control ? Nous avons demandé, ces
dernières semaines, à cinq reprises et par écrit chaque
fois, à rencontrer le cardinal Turcotte. Silence! Nous
nous sommes présentés aux séances de réflexioon
du Synode montréalais qu'il dirigeait, là aussi,
l'indifférence totale. Qu'en sera-t-il cette fois?
4. Accès normal à la justice
Depuis les débuts de leur lutte, les Orphelins de Duplessis partent
d'une prémisse reconnue : personne ne conteste que les citoyens de
ce pays sont dans un régime de droit. Ils sont aussi des citoyens
à part entière. Or, dans les faits, ils n'ont pas accès
à ce régime de droit. Voilà ce qu'ils veulent
démontrer aux membres de la Commission. Les Orphelins de Duplessis
sont dans l'impossibilité d'aller vérifier leurs droits devant
les instances judiciaires. Ne cachons pas les faits: dans leur dossier,
il y a déni de justice.
D'une part, les Orphelins de Duplessis ont intenté, par le moyen du
recours collectif, des actions civiles en
dommages-intérêts. Sur ce plan, ils ont
échoué. Du point de vue criminel (violences physiques
et sexuelles), ils ont emprunté la voie des enquêtes
criminelles. Dans bien des cas, par exemple, même si l'agreseur
est toujours vivant, les enquêtes n'ont pas donné lieu au
dépôt d'accusations criminelles.
La Commission du droit du Canada propose, par ailleurs, que lorsqu'ils
réalisent des entrevues avec des victimes, les policiers devraient
se faire accompagner de personnes qui savent comment agir lorsque les
réponses à leurs questions sont source de traumatisme. De
toute évidence, les enquêtes policières n'ont apporté
aucun avantage substantiel aux Orphelins de Duplessis, pire, elles leur ont
été préjudiciables.
Nous connaissons, en effet, les efforts que les plaignants ont faits et les
difficultés qu'ils ont rencontrées afin d'obtenir leurs dossiers
médicaux qui leur ont été majoritairement ou bien
refusés ou bien «résumés» par ceux-là
mêmes qui les détiennent et qui font l'objet de leurs
allégations : les communautés religieuses et le Gouvernement
du Québec dont le Ministre de la justice est le
représentant. Ce dernier n'est pas sans savoir que, quand ils
ne sont pas partiellement ou totalement détruits, les éléments
de preuves recherchés par les plaignants sont détenus par
ceux-là mêmes qui sont accusés.
Peut-être commence-t-on à comprendre que les conditions de
l'interrogatoire n'ont pas permis l'objectivité nécessaire
de l'enquêteur, encore moins la sécurité psychologique
essentielle au bon et juste déroulement de l'enquête.
On a d'ailleurs refusé aux plaignants d'être accompagnés
par une personne autre que le procureur ou un policier. Sans compter
que nombre de plaignants analphabètes ont dû signer le texte
écrit de leur enquête sans être capables de s'assurer
si le contenu correspondait à ce qu'ils avaient dit. C'est
peut-être cela que les procureurs appellent «incapacité
de témoigner». Cette cause, qui a affecté leur
apprentissage de la langue, on n'en a pas tenu compte pendant que se
déroulait l'audition.
D'autre part, la Commission du droit du Canada rappelle que, dans notre
système juridique, une des façons d'engager la responsabilité
des auteurs de sévices physiques et sexuels consiste à faire
en sorte qu'ils soient poursuivis et déclarés coupables dans
le cadre d'un procès criminel. Voyons voir, dans notre dossier,
comment ces choses ont été empêchées.
Au plan criminel, c'est en regard des exigences posées par les
règles de droit applicables en matière criminelle que
l'évaluation de la preuve doit être faite. À cette
étape, dans notre dossier, la capacité des procureurs substituts
en vue de déterminer si la preuve est suffisante pour autoriser des
poursuites criminelles a manifestement fait défaut. Voilà
pourquoi nous avons demandé au Ministre de la justice et Procureur
général de reconsidérer sa décision de ne pas
poursuivre au criminel dans les 321 plaintes qu'il a rejetées en cette
matière.
Lorsque, par exemple, un enfant a été sodomisé avec
violence par un moniteur, que cet enfant fut envoyé à
l'hôpital pour faire soigner son rectum, qu'un médecin a
suggéré une opération pour fins de
«cautérisation des fissures anales», il doit bien y avoir
un dossier médical quelque part pour constituer une preuve
indépendante. La réponse est non, nous répond-on.
On préfère laisser croire que ce même enfant blessé
qui loge aujourd'hui dans un corps d'adulte est soit dans l'incapacité
de témoigner, soit qu'il se contredit, soit que la version des faits
est trop générale et ne permet pas de préciser une
accusation ou soit qu'il n'y a pas de preuve indépendante comme, par
exemple, un dossier médical.
Dans une première lettre que nous avons envoyée au Ministre
de la justice, le 26 avril 1995, nous avons tenté d'établir,
après consultation avec deux médecins, une relation de cause
à effet entre les accusations d'agressions sexuelles du plaignant
et son état de santé tel que son dossier médical l'indiquait
en date des événements présumés et dont le
médecin signataire, nous vous le rappelons, a suggéré
une opération pour fins de «cautérisation des fissures
anales». Les deux médecins que le Ministère a
consultés en arrivent à des conclusions différentes
: le dossier médical ne peut constituer une preuve
indépendante. Qui a raison et pourquoi? Pourtant, bien qu'elle
ait été écartée, la démonstration n'a
pas été invalidée par les spécialistes du
Ministère. Dans ce dossier, voilà ce que les membres de
la Commission doivent comprendre, nous en sommes réduits à
une opinion contre une autre opinion, à une expertise contre une autre
expertise. Pourquoi, à cette étape-ci, l'expertise du
Ministère l'emporterait-elle sur une autre? Sans compter que
la convergence des témoignages n'est pas, croyons-nous, le résultat
d'une fiction spontanée. Compte tenu que le Gouvernement est
intimé au civil dans le dossier des Enfants de Duplessis, devrait-il
y avoir une instance neutre?
Parmi les 321 plaintes dont nous parlions plus haut, on y trouve celles de
quatre orphelins qui ont également déposé des plaintes
au privé. Or, deux jugements sont intervenus relativement à
deux d'entre eux, Antoine Ceran et GuyMarc Royal (décédé
récemment). Selon le juge B. Falardeau, comme alléguées
victimes, il existe une preuve. Il y aura donc, dans leur cas, citation
à procès. Si, de part et d'autre, l'interprétation
des règles de droit est juste, comment expliquer que la preuve soit,
dans un cas insuffisante (Sûreté du Québec), et dans
l'autre cas (plainte privée), la preuve soit suffisante? L'argument
est souvent récurrent : la crédibilité des plaignants.
La seule fois où un de nos membres est allé au bout du processus
judiciaire, c'est-à-dire lorsqu'il y a eu procès, cette
fois-là, il a gagné; cette fois-là, nous avons
gagné. Cette victoire, hélas, ne nous a pas donné
plus de crédibilité. Notre dossier stagne toujours.
Le 25 mars 1996, donc, concernant le traitement du volet criminel du dossier
des orphelins et orphelines de Duplessis (il y a eu de nouveaux
développements), nous avons demandé au Procureur
général et Ministre de la justice, Me Paul Bégin, de
réouvrir le dossier des 321 plaintes qu'il a toutes rejetées
il y a plus d'un an (en février 1995), plaintes relatives à
des mauvais traitements ou à des agressions sexuelles.
Il faut savoir que l'examen de notre demande de réouverture a
été confié à la Direction générale
des affaires criminelles et pénales. Or, c'est cette même
Direction qui juge de la recevabilité ou non de la requête qui
dénonce, je le rappelle, le comportement de certains enquêteurs
et conteste les raisons qui justifient leur rejet. Du point de vue des
Orphelins de Duplessis, contrairement à celui du gouvernement, le
dossier n'est pas clos.
Le Ministre de la justice est bien placé pour le savoir, c'est en
regard des exigences posées par les règles de droit applicables
en matière criminelle que l'évaluation de la preuve doit être
faite. Qui, du Procureur général, du juge Guberman, du
juge Falardeau ou du juge Vaillancourt, interprète mal les règles
de droit en matière criminelle? Trois jugements de cours ont
indiqué que les allégations étaient fondées en
faits et en droit. Si, de part et d'autre, l'interprétation des
règles de droit est juste, comment le Ministre de la justice peut-il
en arriver à une décision contraire?
À titre de Ministre de la justice et représentant d'un Gouvernement
interpolé au civil dans l'affaire des Orphelins de Duplessis, d'une
part, et d'autre part, à titre de Procureur général
qui doit permettre à ces mêmes Orphelins de Duplessis un accès
à une justice équitable, le Ministre de la justice peut-il
prétendre exercer ses responsabilités en toute
transparence? Si oui, comment? En d'autres mots, serait-il juste
de penser que, dans l'exercice de ses fonctions, il y a conflit
d'intérêts ou, à tout le moins, apparence de
conflit? Pourquoi les procureurs substituts refusent-ils de répondre
à cette question?
L'accès à la justice est un droit inaliénable. Ce
qui précède tend à identifier une faille majeure du
système en place. Cela concerne-t-il la justice
administrative? Nous pensons que oui. Le Gouvernement non plus
n'échappe pas à la «défense et illustration»
de sa justice.
Lorsque Jean-Pierre Arcoragi, dans son texte de discussion du 20 avril dernier,
écrit que «le système légal ne répondra
pas aux attentes des Enfants de Duplessis», il met le doigt sur un
problème majeur et qui empêche les Orphelins de Duplessis
d'être considérés comme des citoyens à part
entière. Quand s'ajoute l'indifférence combinée
du gouvernement du Québec, de l'Église catholique et du
Collège des médecins, il est difficile de croire en la
justice. Le gouvernement du Québec, avec la complicité
de l'Église et du corps médical, a brisé le contrat
social qui, comme le préconise avec justesse Arcoragi, est la source
même de sa légitimité. Il ne reste, peut-être,
que l'instance internationale pour arbitrer avec transparence le conflit
qui oppose les vicitmes aux gens du pouvoir en place.
Une dernière remarque. Peut-être est-ce dû à
ma propre impatience, mais le mot compassion, dans le texte de discussion,
revient souvent comme une attitude nécessaire à toute
réparation. Il y a beaucoup de rhétorique dans tout
cela. Exprimer de la compassion envers les victimes, si rien de concret
ne se fait, est une injustice qui s'ajoute à une autre injustice,
et cela est une forme d'abus. De ce point de vue, l'expérience
du Québec est douloureuse.
5. Indemnisation financière
Par la création du comité interministériel, nous craignons
que le gouvernement ne minimise l'importance de l'indemnisation
financière. Nous pensons même que, de sa part, c'est une
stratégie de détournement. Voici un exemple. Dans
une lettre que madame Louise Harel, alors ministre d'État de l'Emploi
et de la Solidarité, adressait à une de nos membres, on peut
lire ce qui suit:
-
De plus, vous demandiez où en était l'avancement du dossier
des orphelins et orphelines de Duplessis relativement à l'assouplissement
de l'admissibilité au programme Soutien financier. À cet effet,
je vous rappelle que le Ministère prévoit procéder à
l'assouplissement des critères d'admissibilité au programme
Soutien financier pour les orphelins et orphelines de Duplessis.
-
La situation particulière de ces personnes constituera un
facteur socioprofessionnel permettant de les admettre au programme Soutien
financier, à condition de démontrer la présence de
limitations fonctionnelles permanentes par la présentation d'un rapport
médical.
Madame la Ministre n'est pas sans savoir qu'un comité
interministériel a été mis sur pied à la demande
du Premier ministre Bouchard. Aussi, dans ce cadre, la perspective
d'assouplissement des critères d'admissibilité au programme
Soutien financier pour les orphelins et orphelines de Duplessis n'a jamais
fait l'objet de discussion avec les membres du COOID. Je conclus donc
que cette initiative ne s'inscrit pas dans le cadre actuel de nos démarches
avec le gouvernement du Québec. Pourtant, les Orphelins de Duplessis
sont au centre de la proposition de la Ministre. Pourquoi alors en avoir
informé une orpheline et n'avoir jamais discuté de cette
possibilité avec les représentants du COOID?
D'autre part, dans nos discussions avec leurs représentants, le
Collège des médecins ne nous a jamais parlé d'un rapport
médical relativement à des limitations fonctionnelles permanentes
de nos membres pouvant déterminer les conditions d'admission au programme
de Soutien financier. En d'autres mots, de quelle entente
ministérielle (ou conjointe) découle cette perspective
d'assouplissement des critères
d'admissibilité? Constitue-t-elle une modalité
particulière d'une éventuelle compensation financière
pour nos membres? Si oui, au minimum, il aurait fallu nous en
parler. Nous aurions alors eu l'occasion de dire au gouvernement le
doute que nous entretenons relativement à la transparence dans le
traitement de ce point particulier de notre dossier touchant à la
demande d'indemnisation financière.
En effet, ce qui a été formellement convenu lors de la rencontre
du Comité interministériel du 25 novembre 1998, à savoir
que les discussions et l'acceptation de services offerts au COOID et à
ses membres (suite à leurs demandes) sont faites sans préjudice
au droit et recours des orphelins et orphelines quant à leur demande
d'indemnisation pour préjudices encourus.
Nous avons là un parfait exemple de ce qui se décide en notre
absence et dont voici la suite logique. Dans le formulaire de demande
de prestations de sécurité du revenu, on demande au requérant
de fournir un certain nombre de documents. De 3 à 16, on identifie
les pièces exigées. Au point 16, on retrouve cette exigence
:
-
Déclaration de statut d'orphelin de Duplessis émise par
le Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de
Duplessis (COOID).
Encore une fois, nous n'avons jamais été mis au courant d'une
telle exigence liée à une demande de prestations de
sécurité du revenu. Le comité
interrrùnistériel lui-même ne semblait pas au courant
au moment où j'ai appelé la coordonnatrice.
Pourtant, ce que nous demandons depuis le début, la Commission du
droit du Canada en confirme la nécessité: une collaboration
et une transparence de tous les instants : «Il est donc manifeste qu'une
méthode de réparation qui ne fait que peu de place aux victimes
ou qui est conçue sans qu'elles soient consultées s'inscrit
dans le même cycle de sévices. Elle fait comprendre aux
victimes qu'elles ne sont pas importantes, même au sein d'un processus
qui est censé s'intéresser à elles ou leur être
destiné (p. 38). Voilà où en sont rendus les Orphelins
de Duplessis.
Pourquoi - cela sans consulter les victimes - mettre en place un tel programme
de «soutien financier» alors que le principe même d'une
indemnisation financière n'a jamais été acquis par le
gouvernement en faveur de l'ensemble des Orphelins de Duplessis? Nous
y voyons là une diversion de plus. En augmentant la prestation
mensuelle de certains de nos membres, admissibles aux prestations de
sécurité du revenu, le gouvernement se trouve à
éliminer tous les autres Orphelins de Duplessis qui ont des revenus
autonomes. Comme si ces individus n'avaient jamais subi les préjudices
qu'ils dénoncent. Ce qui est plus grave, c'est qu'on ne
reconnaît pas à ces derniers le droit à une compensation
financière juste et équitable. Deux poids, deux mesures!
Tout compte fait, le gouvernement veut échapper au châtiment
dont parle si bien la Commission : «L'indemnisation financière
est également une forme de châtiment pour ceux et celles qui
sont directement ou indirectement responsables du préjudice. Le
droit des victimes à l'indemnisation - c'est ce droit que nous refuse
le gouvernement - est évident, aucune défense ou justification
supplémentaire n'est nécessaire» (p. 25).
Pour les Orphelins de Duplessis, du point de vue du gouvernement, leur
participation à un comité interministériel est une
manière incontournable d'en faire de «bons
perdants». Pendant ce temps, personne ne parle de l'indemnisation
financière. En fait, le message que ce comité envoie est
que les choses n'ont pas vraiment changé. Tout se décide
encore de façon unilatérale. Il y a de l'imposture dans
l'air.
Un programme de réparation devra d'abord établir le principe
d'une indemnisation financière juste et équitable. Ainsi
que l'écrit encore la Commission : «Un programme d'indemnisation
qui, avec cynisme, essaierait de faire participer les victimes mais qui,
en fait, n'accorderait aucun poids à leur opinion serait pire qu'un
programme de réparation unilatérale. Cela serait susceptible
d'anéantir la crédibilité de ceux et celles qui proposent
l'indemnisation et de confirmer l'impression qu'ont certaines victimes qu'il
ne faut pas faire confiance à l'État et à
l'Église. Cela aggraverait également leur sentiment
d'impuissance et d'exploitation et pourrait les pousser à intenter
des poursuites, à supposer qu'ils n'aient pas renoncé à
ce droit» (p. 46).
Pour profiter d'une indemnisation financière, écrit encore
la Commission, «la victime n'est pas tenue de faire les frais d'un
procès pour en profiter» (p. 26). De plus - c'est ce qui
s'annonce dans notre dossier - «Si les gouvernements ou les institutions
déterminaient le montant de l'indemnité financière sans
la participatioon et l'approbation des victimes, on trouverait une fois encore
à les priver de tout pouvoir et à rendre un jugment
unilatéral sur la valeur de leurs souffrances» (p. 26).
6. Accès à la thérapie et à des services
de counselling
Au départ, le COOID s'était concentré sur le recours
collectif. Aujourd'hui, les démarches judiciaires sont temporairement
suspendues, mais sans abandonner la volonté qu'une justice humaine
et morale soit mise en application. Le COOID est un organisme qui se
veut humanitaire, c'est-à-dire, qui offre différents services
d'aide à ses membres dans le besoin. Malheureusement, nos ressources
diverses sont fort limitées.
Certes, ainsi que le propose la Commission, nous voulons que la reconnaissance
des torts ne se limite pas aux sévices physiques et sexuels, mais
s'étende obligatoirement aux violences psychologiques, affectives,
spirituelles et culturelles.
D'ailleurs, une étude conjointe de l'Université McGill et de
l'Hôpital Général Juif de Montréal
réalisée en 1997, a comparé l'état de santé
psychologique des membres du COOID avec celui d'un groupe de citoyens à
faibles revenus (10 000$ et moins). On a trouvé des différences
significatives entre les deux groupes. L'étude a démontré
que tous les indices de santé des membres du COOID (par exemple l'indice
de stress, celui des maladies chroniques, du suicide ou des problèmes
généraux et personnels) étaient dans un pire état
que ceux du groupe de comparaison. Ainsi, 54% de ces victimes avaient
sérieusement pensé au suicide dans le passé contre 16,9%
du groupe de comparaison composé de personnes démunies.
Il apparaît clair que des services de thérapie ou de counselling
doivent être proposés à nos membres.
7. Accès à l'éducation et à
l'information
Souvenons-nous que les 321 plaintes au criminel ont toutes été
rejetées. Une des raisons évoque : «l'incapacité
de témoigner» des Orphelins de Duplessis. Or, on le sait
aujourd'hui, il y a une cause réelle à cette dite
«incapacité» qui résulte de l'état de
sous-développement intellectuel et social dans lequel, il y a plus
de quarante ans, les plaignants dont on parle ont été
maintenus. Il ne faut pas oublier que les orphelins ont été,
dans les années 40 et 50, internés illégalement dans
des asiles, développant ainsi ce qu'on appelle une «déficience
acquise» doublée, chez plusieurs, d'une absence de
langage. Faut-il, aujourd'hui, se surprendre de leur «incapacité
de témoigner»? En effet, ce qui constitue la cause
première de cette «incapacité» devient aujourd'hui
un empêchement à l'obtention d'une justice équitable.
Ces Orphelins de Duplessis ont aujourd'hui, en moyenne, entre 55 et 60
ans. On a compris que l'accès à l'éducation est,
pour eux et pour elles, beaucoup moins pressant. Leur réalité
impose que cet accès est moins prioritaire que l'obtention d'une
indemnisation financière juste et équitable. En d'autres
mots, offrir des cours d'alphabétisation peut être utile; encore
faut-il que ces cours correspondent à un besoin réel. S'ils
avaient aujourd'hui vingt ans, la dynamique serait bien
différente. Il importe que les services offerts ne servent pas
de voie d'évitement à l'obtention d'une indemnisation qui leur
est, de toute façon, due.
8. Châtiment des agresseurs
La Commission affirme que l'âge des agresseurs n'excuse pas leur
acte. En
tant que victimes, certains Orphelins de Duplessis croient que le châtiment
explicite des agresseurs (conséquence à l'acte) est une partie
nécessaire du processus qui leur permettra de surmonter les
conséquences des violences qu'ils ont subies. Ainsi que l'écrit
la Commission, «Les besoins de ceux et celles qui ont été
victimes de sévices doit être la principale considération
lorsqu'il s'agit de décider s'il y a lieu de mettre en oeuvre un processus
qui entraîne le châtiment des agresseurs» (p. 28).
Prenons la mesure de ce qui précède dans le cas d'un orphelin
de Duplessis. Il faut se souvenir que le Procureur général
du Québec a refusé les 321 plaintes dont celle d'Antoine Ceran
dont les mêmes plaintes ont été admises au
privé. Il faut aussi se rappeler que la plainte d'Antoine Ceran
a connu son aboutissement le 29 février 1996 en raison d'un plaidoyer
de culpabilité de la part de l'accusé. En effet, Georges
Burton a reconnu avoir attenté à la pudeur du plaignant, ayant
ainsi commis l'acte criminel prévu à l'article 148 du Code
criminel. Résultat? Sentence suspendue.
L'âge de monsieur Burton, l'agresseur, a-t-il excusé ses gestes
passés? À l'inverse, a-t-on tenu compte de l'âge des
enfants au moment de leur agression? Jamais, en matière de
réparation, les besoins de la victime n'ont été
satisfaits. Quand une injustice s'ajoute à une autre injustice!
9. Engagement envers la prévention
Moins une découverte spontanée qu'une patiente
révélation au grand jour, cette lecture inédite de la
tragédie collective des Orphelins de Duplessis refait, à sa
manière, une partie de l'histoire institutionnelle du
Québec. L'effet inévitable de leur lutte est de ne pas
faire oublier à la population que le passé n'a pas cessé
brusquement, ni pour les responsables, ni pour les victimes. Une
leçon d'histoire nous est donnée par ce drame collectif, encore
faut-il vouloir l'entendre.
Ici, le COOID ne peut qu'applaudir à l'effet de prévention
qui peut découler de la lutte des Orphelins de Duplessis.
Conclusion
La Commission conclut : «Nous devons prendre l'initiative. Nous
devons montrer que, comme société, nous ne craignons pas de
faire face à l'héritage qu'ont laissé les violences
à l'égard des enfants placés en établissements
et également, que nous ne tolérons plus leur perpétuation
par complaisance ou par négation» (p. 54). Comme le dit
encore la Commission, «il est nécesaire d'adopter de nouvelles
approches plus globales».
Dans notre dossier, quelles seront-elles? Comment cette volonté
va-t-elle se traduire? Les Orphelins de Duplessis ont épuisé
toutes les démarches, y compris celles qui se trouvent dans le document
de discussion de la Commission du droit du Canada. Car en l'absence
d'une réelle volonté politique de régler le dossier,
toutes les mesures, si excellentes soient-elles, deviennent cyniquement
dérisoires. Telle fut l'expérience douloureuse qu'ont
vécue les Orphelins de Duplessis.
Malgré tout, une chose est sûre, même si le problème
général des Orphelins de Duplessis en est un d'accès
normal à la justice, leur volonté de poursuivre leur lutte
est indéfectible. Oui, ils lutteront, avec rage s'il le faut,
contre l'oubli qui avilit le sens même du mot justice. C'est leur
«devoir de mémoire» comme dirait Primo Levi. Que le
gouvernement sache que ce devoir, ils l'accompliront jusqu'au bout de leurs
forces.
En attendant, nous souhaitons que les membres de la Commission du droit du
Canada soient sensibilisés à notre désir d'accéder
à une justice équitable. La question que nous leur posons
: sont-ils capables de participer à trouver une solution digne et
respectueuse d'une vraie justice, en faveur certes de leurs concitoyens,
et plus particulièrement à l'endroit des plus démunis?
BR/Ifv
16 Rapport ad hoc de la Conférence des
évêques catholiques du Canada, De la souffrance à
l'espérance, juin 1992, p. 23
17 CECC, Op. cit., p. 23 et p. 28.
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