____ | TIT-COQ, No 78
"Né de parents inconnus" Je regarde le garçon qui se trouve maintenant devant moi et je me demande: "Que peut-il bien penser, au fond de lui-même, et que je ne devinerai jamais?" Car il vient de me dire son histoire d'enfant illégitime. Les quinze années qu'il en connaît (il aura bientôt vingt ans) il me les a racontées honnêtement, avec autant de détails qu'il en pouvait donner. Mais il n'est rien de bien saillant dans la vie d'un enfant en soutien, d'un enfant d'institution. Le garçon normal me raconterait des voyages qui l'ont marqué, les grandes décisions de sa vie, la perte d'un ami. Celui-ci m'a dit des choses que j'aurais pu deviner tout seul: le passage de la crèche à l'orphelinat, quand il avait six ans, puis le passage de l'orphelinat à l'école d'industrie. Il m'a raconté quand on ne mangeait pas à sa faim, puis quand la nourriture s'est brusquement améliorée. Il m'a dit ses emplois, depuis sa sortie, son travail dans une ferme. Ce n'est pas le genre d'histoire qui fait l'article piquant. Une grisaille uniforme, des tristesses sans relief, des joies pâles. Lui ne peut pas me dire le secret de sa mélancolie. Et si j'avais moi-même à le dévoiler, j'emploierais une formule de sept mots qu'il ne comprendrait peut-être pas: "Il a vécu au désert de l'amour." Peut-être le lecteur fronce-t-il lui-même le sourcil à cet énoncé; le pèlerinage que nous entreprenons aujourd'hui à travers nos institutions d'enfance devrait l'aider à pénétrer, sous cette formule, le sens profond qu'elle contient.
A LA TRACE Nous partons donc maintenant à la trace de ces 12,000 enfants dont je parlais au début. Nous savons désormais d'où ils viennent mais il nous faudra découvrir où ils vont, quelle vie ils vivent, ce qui se passe pour eux entre la première et la seizième année. Nous étudierons d'abord le groupe des illégitimes, et des illégitimes sans adoption. C'est certainement celui dont le sort est le plus pénible. Vous avez vu le "Tit-Coq" de M. Gratien Gélinas. Vous avez ri et pleuré. On vous a ému de pitié et d'admiration pour le petit bonhomme qui se débat dans l'existence en dépit de tous ses handicaps et vous êtes sorti de la salle convaincu qu'il existe telle chose que la condition d'illégitime. Vous avez compris, mieux peut-être qu'à la lecture d'un savant ouvrage, le drame humain qui découle de cette condition. Mais il vous reste à apprendre ce qui la crée, hors le facteur incontrôlable de la naissance elle-même. Car "Tit-Coq" n'aurait pas été le même homme s'il avait eu des parents d'adoption. Il n'aurait pas eu cette gaucherie, cet air de barbare dépaysé quand il entrait pour les Fêtes dans la maison de son ami Désilets. Il n'aurait pas porté non plus ce nom d'Arthur St-Jean dont il sait bien qu'il tient du hasard pur. De même que la famille adoptive peut faire d'un illégitime un homme normal, de la même manière l'institution a sa part de responsabilité dans le caractère de Tit-Coq. Une responsabilité inéludable. Et disons tout de suite que Tit-Coq est un être exceptionnel, celui que rien n'a pu briser, celui qui a résisté malgré tout. La vie ne manque pas de cas beaucoup plus pitoyables. Or la pièce de M. Gratien Gélinas ne dit presque rien de l'enfance de son héros. On trouve au détour d'une scène des rappels saisissants, ce que les cinéastes appellent un "flash back," et qui nous renseignent brièvement sur la vie de crèche et d'orphelinat. Mais fl en faut tout de même plus pour expliquer entièrement Tit-Coq. Ce qu'il faut de plus, j'entreprends maintenant de le dire. Je ne dispose évidemment pas des moyens prestigieux de M. Gratien Gélinas. Mais une accumulation patiente de faits et d'images réussira peut-être à renseigner le lecteur sur le passé de mon interviewé de tout à l'heure qui, lui aussi, aurait pu s'appeler Arthur St-Jean.
BAPTEME Tit-Coq est né à la crèche. Il y a été baptisé. Mais ce baptême, s'il a fait descendre en lui la même grâce, diffère déjà de celui des enfants de famille, du moins dans sa portée sociale. La différence commence là. Tit-Coq entre tout de go dans la famille du Père éternel mais il pénètre dans la famille humaine par une porte déjà basse. Son extrait de baptême? Il diffère du vôtre et du mien. Tandis que nous lisons: Joseph Zède, fils légitime d'Alphonse Zède et de Marie Igrec, Tit-Coq lit sur le sien: Arthur St-Jean, né à telle date de parents inconnus. Même s'il avait eu des parents d'adoption, Tit-Coq aurait pu noter sur son extrait de baptême une légère différence avec celui des autres. Il aurait lu: " . . . fils de M. et Mme Chose." Le mot légitime aurait été omis. Détail, sans doute, mais n'est-ce pas là un détail barbare? Il fut un temps où l'extrait de baptême était un document aussi inutile qu'inoffensif. Mais aujourd'hui qu'il faut le produire partout: pour un emploi, pour un passe-port, pour les allocations familiales, pour dix autres occasions, ne serait-il pas temps de reviser cette politique? Pourquoi cette distinction inutile et cruelle entre enfants légitimes et illégitimes? Tout le monde s'accorde maintenant pour juger que l'enfant n'est pas illégitime, mais seulement les parents. Pourquoi donc l'enfant porterait-il toute sa vie cette marque de commerce sur son extrait de baptême? Il n'est pas question, bien entendu, d'écrire enfant légitime sur tous les extraits de baptême, mais au contraire de supprimer cette épithète: quel besoin en ont les enfants légitimes? Peut-être est-il bien inutile de soulever ce point. L'humanité normale se fiche si éperdument des quelques centaines de malheureux qui sont nés hors-mariage! Il faudrait que le législateur ait un jour une distraction heureuse pour que cette injustice initiale et inutile soit enfin corrigée... par accident.
LA CRECHE En tout cas, Tit-Coq est désormais baptisé. Il a un nom. Sa mère, qui se trouve sous le même toit pour une semaine, prononce sans doute ce nom sur lui, quand elle a l'occasion de le voir. Mais on connaît le régime des hôpitaux, de tous les hôpitaux. Le bébé est en pouponnière, visible quelques minutes par jour pour une caresse furtive . . . La mère refait ses forces. Elle quitte l'hôpital.
Désormais, Tit-Coq portera un numéro, à l'âge
d'une semaine. Et ce numéro lui servira plus souvent que son
nom pendant les premiers mois de son existence. Car à compter
du départ de sa mère, Tit-Coq devient un tout petit rouage
dans une immense machine qui s'appelle la crèche. Pour garder dans la même maison 700 enfants d'âge préscolaire, il faut les numéroter. C'est fatal. Et comme nous le verrons lundi, les soins qu'ils reçoivent tiennent beaucoup plus de l'usine à chaîne que de l'atmosphère familiale.
N.B. L'autour doit reconnaître que l'article
précédent incline au pessimisme. En effet, les hommes
ne sont pas complètement Indifférents à la condition
des illégitimes.
ÉDUCATION À LA CHAÎNE
Régime des crèches - Ersatz de mamans
J'ai interviewé, l'autre soir, la personne qui aurait tenu lieu de mère à Tit-Coq si elle avait vécu dans l'institution où il est né. Ce n'est pas une religieuse, contrairement à la croyance générale; le personnel religieux des crèches est fort limité comparé au personnel laïque. La religieuse est en charge de la salle, soit une unité d'une trentaine de bébés, mais elle a sous ses ordres une équipe d'apprenties gardes-malades qui font le plus gros du travail. Il est donc plus probable, en vertu de la loi des chances, que Tit-Coq soit tombé sous les soins d'une étudiante garde-malade. La jeune fille que j'ai rencontrée travaillait donc, jusqu'à ces derniers temps, dans une crèche de la métropole, l'une des mieux tenues et reconnue comme telle. Cette jeune fille a vinkt-deux ans. Au département des nourrissons, elle avait la garde de sept enfants dont tout le soin reposait sur elle. Sa journée de travail commençait à 7 h. 30 du matin et se terminait à 5 heures du soir. Je veux dire: son travail auprès des nourrissons. Car après 5 heures, cette étudiante garde-malade devait encore poursuivre des études théoriques, suivre des cours et apprendre des leçons.
MERE DE JOUR Tit-Coq a donc eu deux ersatz de maman: une mère de jour et une mère de nuit. Voyons un peu les soins que lui a prodigués sa mère diurne. A sept heures trente du matin, elle lui a donné son bain. Je veux croire qu'elle y a mis toute la conscience professionnelle possible, qu'elle l'a lavé proprement, car le dévouement des jeunes infirmières est rarement en défaut. Mais si elle avait réussi à lui accorder quoi que ce soit qui ressemble à de l'attention personnelle, cela tiendrait du prodige. En effet, la garde-malade disposait, pour sept bains complets de nourrissons, d'une période de 90 minutes environ, soit moins de 13 minutes par bébé. Avec une aussi faible marge de loisir, la taylorisation s'impose si l'on veut obtenir des résultats. Et comme toute la journée se déroule sous le signe de la précipitation, toutes les opérations diverses devront être taylorisées. A neuf heures, les enfants sont mis au lit, s'il s'agit de nourrissons, dans le parc s'ils sont plus âgés. Mais les gardes-malades ne disposent pas de ce temps pour s'intéresser à eux car il y a aussi les lavages de linge, le nettoyage de la pièce et mille autres soins pour remplir ces périodes "creuses". Périodes d'ailleurs fort brèves puisque dès 9 h. 30 s'accomplit pour la première fois un rite familier qui se répétera à travers la journée avec la régularité d'un mouvement d'horloge: on change les bébés. (N'oublions pas qu'il y en a toujours sept pour une seule personne.) A dix heures, les petits prennent leur repas de midi. Cela dure près d'une heure. Nous verrons plus tard ce qu'ils mangent: rappelons-nous pour le moment qu'il y a une personne pour donner, en une heure, la becquée ou la bouteille à sept bébés différents. P. M Après le dîner: nouveau change...
Puis, les bébés dorment jusqu'à deux heures, après
quoi il faut les changer de nouveau. S'ils se sont mouillés pendant
leur sommeil, tant pis pour eux. Les opérations sont
systématisées: ils seront changés tous ensemble à
deux heures.
Voilà la journée de Tit-Coq nourrisson, de Tit-Coq jusqu'à
trois ans environ. Tout petit, il boit du lait, comme les autres enfants
de son âge. Il vit dans la propreté, parfois teintée
d'une odeur inévitable d'urine, vu sa trop nombreuse famille, mais
quand même dans la propreté. Il n'a ni trop chaud ni trop
froid. Il est plus sujet qu'un enfant normal à toutes les irritations
mineures de la peau, à moins qu'il ne régularise son système
au point de se conformer parfaitement à l'horaire des changements
de couches. (Les mamans comprendront).
MAIS L'ESPRIT
Mais sur le plan émotif? Il ne reçoit guère plus d'attention véritable qu'une carrosserie d'automobile sur la chaîne des usines Ford.
Je songe par exemple à une petite de deux ans et demi que je devais
nourrir à la cuiller et qui étouffait constamment. "Continuez
disait la religieuse. Forcez-là à manger, c'est la seule
manière d'en venir à bout". Il fallait bien que je me
conforme à cet ordre qui était fondé sur l'horaire...
Mais un jour que, par un accident extra-ordinaire, je disposai de quelques
minutes de plus, l'attendis que la petite passe ses crises. Puis,
dérobant deux minutes au voisin, le continuai de patienter devant
elle. Une semaine plus tard, les crises d'étouffement avaient disparu.
NOURRITURE Il en est de même de la nourriture. Elle est saine, complète, adéquate aujourd'hui. Mais les tout-petits, dans telle maison, mangeront la même chose exactement pendant 365 jours par année et six ans de leur vie: gruau et lait le matin; le midi, boeuf haché, soupe et pommes de terre, mais le tout en gibelotte pour que l'enfant puisse tout avaler à la fois. (Il faut simplifier les services). Le soir enfin, il aura du gruau avec du pain trempé et du lait... Et le lendemain, ça recommence. Chaque jour, une dose anonyme de vitamines concentrées. Parfois un suçon, quand la maison a reçu des cadeaux.
C'est suffisant, dites-vous? Parfaitement. Mais c'est le menu
uni-forme, le menu unique et sans cesse semblable. Nécessaire,
peut-être, à cause du nombre, mais quand même semblable
au système d'alimentation qu'on prodigue à des animaux. Or,
les bébés ont besoin de variété, pour leur esprit
sinon pour leur estomac. La cuisine est un instrument de connaissance
pour l'enfant. Mais Tit-Coq ne connaîtra pas les découvertes
qu'on peut faire dans son assiette ... VICTIMES Je demande à la garde-malade:
- Est-ce qu'on peut résister longtemps à ce régime?
* * *
J'ai visité moi aussi plusieurs crèches. J'ai entendu
les pleurs continuels et décuplés par le nombre de gosiers
en action. On les saisit à mille pieds de la maison, en
été, quand les fenêtres sont ouvertes. POUR EUX, RIEN DE GRATUIT
Des yeux vides - Ceux qui n'apprennent pas à marcher
Vous est-il arrivé déjà de visiter une
crèche? Non pas les jours de parloir, alors qu'on a eu le temps
de bichonner les marmots et que la seule présence des visiteurs
réussit à les éveiller, mais en semaine, au contraire,
à l'improviste, au milieu de la routine et de la vie quotidienne ? DES YEUX VIDES Il est inquiétant. Il reflète un ennui, une tristesse inconsciente qui fait pitié à voir. Et plus l'enfant vieillit, plus cette "marque" de l'institution est visible, plus elle saute aux yeux. Chez certains petits de trois ans, elle reflète une détresse navrante.
Trois ans! Je songe à mes propres enfants, quand ils ont cet
âge, à leur charme, à leur esprit éveillé,
à leur sourire irrésistible, aux mille initiatives de leur
esprit qui prend possession de ses moyens. A mesure que la famille pousse,
nous guettons cet âge de trois ans si rempli de surprises et de charme.
Et quand chaque enfant le dépasse, nous en gardons quand même
un souvenir émerveillé. Pour cette vingtaine d'enfants en activité, une "gardienne" au bout de la petite salle. On me dit qu'à l'ordinaire, la salle en compte deux. Celle que je vois est assise dans un coin, les mains croisées sur les genoux. C'est une fille d'une vingtaine d'années. Son visage n'a guère plus de lueur que celui des petits. On me dit qu'elles sont très peu payées, les gardiennes. Des salaires de famine et qui ne commandent évidemment aucune compétence d'éducatrice. "JEUX"
Sous son regard terne, les enfants "jouent". Mais peut-on appeler jeux
ces mouvements de chenilles aveugles? Ils se traînent. L'un
grimpe par-dessus son voisin. Le voisin crie et l'autre ne s'ôte
pas. Cela peut durer des minutes. Comment faire comprendre au lecteur la monstruosité de cet entassement? Je ne connais qu'un autre spectacle analogue à celui-ci: une salle d'hospice. Vieillards ou tout petits, toutes ces faiblesses additionnées, entassées ensemble, à l'une ou l'autre extrémité de la vie, cela produit le même terrible effet. Dans une famille même très nombreuse, un enfant est un ornement, un imprévu qui rompt la monotonie. Mais le spectacle de vingt enfants, et de vingt enfants tristes, qui rampent tous à la fois, cela à quelque chose d'effrayant.
- ici, me souffle la religieuse, ils apprennent à parler et à
marcher. Et triste, avec une certaine mélancolie résignée, la petite soeur m'expose qu'en fait, la plupart des enfants ne parlent pas du tout à l'âge de deux ans. (L'âge où les enfants de famille commencent à faire des phrases logiques ... ). Les exceptions à cette règle parviennent à balbutier quelques monosyllabes... Quant à la démarche, j'en puis juger moi-même. Seuls les plus vieux de cette salle, ceux qui arrivent à leur quatrième année, se mettent en équilibre sur leurs jambes. Les plus petits se traînent (à un âge où les enfants normaux marchent depuis quatre ou six mois).
FAMILLES
Comment pourrait-il en être autrement? Tous les parents savent
ce qu'il faut de patience, d'attention, de temps perdu en caresses pour inspirer
aux enfants la confiance en leurs jambes, pour leur apprendre l'usage de
leur langue. - Mais les familles de dix enfants entre 18 mois et trois ans, c'est plutôt rare, ma soeur! Il y faudrait deux séries successives de quintuplettes et à bien peu d'intervalle l'une de l'autre!
En disant cela, l'absurdité de la situation m'apparait plus flagrante
encore. Si nombreuse que soit une famille et si rapprochées les
naissances, l'interéchange entre aînés et cadets est
énorme. Il compte pour une grande part de
l'éducation. Combien de choses il faut enseigner à
l'ainé que les cadets "apprennent tout seuls".
L'IMPOSSIBLE
S'ils habitent une crèche particulièrement progressive (elles
sont encore l'infime minorité) ils auront la chance, à trois
ans, de connaître l'école maternelle. Sinon, ils apprendront
à parler convenablement à l'àge où les enfants
normaux apprennent à lire. (Et là encore ils feront des efforts
démesurés pour aboutir à des résultats très
piètres. Une institutrice d'orphelinat m'a confié les
plus curieux détails, que par exemple tous ses élèves
disaient krois au lieu de trois et qu'elle n'arrivait pas à
les corriger.) - Pourtant, me confie la petite soeur, il vient d'une famille bien pitoyable: des parents irresponsables et qui ne s'occupaient pas de lui. Mais une famille médiocre, vous savez, ça veut encore mieux, à cet âge-là, que la meilleure institution...
A la maternelle qu'on trouve dans certaines maisons, on utilise l'enfant
de famille comme une planche de salut. Il s'agit de montrer aux autres
à parler. celui-là, qui sait déjà, est d'une
utilité extraordinaire.
UN CAUCHEMAR:
Il existe, dans presque toutes nos crèches, une pièce qu'on n'ouvre pas aux visiteurs du dimanche. Et certes, on a bien raison de la tenir fermée. Celui qui l'a visitée une fois voudrait en chasser de son esprit le souvenir et de sa mémoire l'image horrible qu'elle y a imprimée. Il s'agit de la salle où sont enfermés les enfants déments. C'est un lieu de cauchemar. Si la présence de cette cage dans nos institutions d'enfance n'était pas le signe d'un horrible problème, votre reporter n'en soufflerait pas mot. Mais puisque nous avons promis d'exposer tous les faits, et de les exposer honnêtement, nous n'avons pas le droit de reculer. GRANDS DEMENTS Au détour d'un corridor, la petite religieuse qui nous guide hésite devant une porte puis se décide et l'ouvre. Nous entrons dans un petit couloir. La porte n'est pas aussitôt refermée derrière nous que des bruits insolites nous font dresser l'oreille. Ce sont des cris que j'entends, mais des cris étranges, des espèces de grognements dont je devine mal la nature... Puis, un coup d'oeil à ma gauche explique tout. Car là, à deux pas, une chambre sans fenêtre ouvre sur le couloir par un pan de mur grillagé. A peine y ai-je jeté les yeux qu'une forme s'agite et vient vers nous. C'est un petit dément. Je n'essairai pas de le décrire. Quiconque n'a jamais vu un enfant atteint de maladie mentale, et agité par surcroit, ne pourra jamais deviner en dépit de tous mes efforts. Le petit a la tête entourée de bandages blancs. On m'explique que ces enfants se blessent souvent. Sur une dizaine enfermés dans la petite chambre, la moitié environ portent des pansements. Celui qui bougeait vers nous tout à l'heure s'est maintenant agrippé au grillage, des pieds et des mains à la fois. Il grimpe. Le voilà à hauteur de nos visages. Il se déplace en même temps que nous le long de la grille et de haut en bas. On ne peut s'empêcher de penser aux singes des jardins zoologiques. Mais celui-ci est un enfant, une personne. Bientôt, un petit compagnon vient le rejoindre. Ils sont deux maintenant agrippés à la grille. Et la demi-douzaine des autres s'agitent au fond de la chambre: visages crispés, danses forcenées interrompues seulement par quelques secondes d'hébétude... FARDEAU La religieuse devine ma consternation. Et ce mot est un euphémisme. Elle m'explique, résignée: - Il faut bien les garder ici, il n'y a de place nulle part ailleurs. Toutes les maisons pour enfants déments sont remplies à craquer et le drame, c'est que nous ne sommes pas installés, nous ne disposons ni des locaux, ni de l'équipement, ni du personnel nécessaire au soin de ces petits. Nous ne pouvons même pas les isoler, chacun dans une cellule. Mais quand nous cherchons à les placer ailleurs, impossible... Ainsi, de nombreuses institutions pour enfants normaux doivent admettre leurs quotas de grands déments. On imagine mal le fardeau qu'ils constituent. Quand je réussis enfin à détacher mes yeux de ces enfants grimaçants et blessés, je découvre à ma droite une autre chambre où des enfants normaux sont hospitalisés temporairement. On me dit bien que ce n'est pas là l'infirmerie générale. Mais voici quand même des enfants normaux qui, pour soigner une grippe, devront passer une semaine à proximité de la cage, témoins des grimaces, des danses, les oreilles remplies de ces grognements informes, dans une atmosphère de cauchemar...
Puis, au milieu de ces petits malades, je découvre aussi un
aveugle. Il a deux ans, peut-être trois. Il est entouré
d'autres enfants qui jouent à la même table. Et j'essaie
DEBILES Plus loin, dans une autre salle constituée par un élargissement du couloir, des bébés mongoliens (1). Ils sont tranquilles, ceux-là, assis dans leur hébétude. Et je me console à la pensée qu'ils ne sont pas éducables, pas du moins dans l'état actuel de la science. (1) Forme de débilité mentale, congénitale et probablement incurable.
Et qu'ils ne demandent que bien peu d'attention à la pauvre religieuse qui a tout ce petit monde à sa charge. Mais cette visite m'a ouvert les yeux. J'en verrai bien d'autres, d'ici quelques jours. Dans une autre crèche de la métropole, cet isolement relatif de la communauté n'existe même pas. La chambre aux agités (ils sont plus jeunes, deux ou trois ans) ouvre tout juste sur un corridor qui sert de salle de leu aux enfants normaux. Ces derniers circulent librement. Et par la porte ouverte, ils peuvent voir, à la journée longue, ce bébé au visage bleu qui s'agite continuellement, de haut en bas, dans son lit à barreaux. J'arrive mal à le regarder moi-même. Le spectacle est hallucinant. Je crains qu'il ne meure d'un instant à l'autre et, parait-il, je n'ai pas complètement tort. On s'étonne, à la crèche, qu'il ait vécu jusqu'ici.
Or les autres enfants vivent dans l'habitude de ce voisinage. Je guette
les réactions des petits passants: je n'en distingue aucune. Il semble
qu'ils aient perdu toute faculté d'étonnement. Ces enfants
qu'on ne garderait pas trois jours dans une famille, de peur d'affoler leurs
frères et soeurs, ils sont devenus pour eux des présences PARTOUT
Mais les déments tranquilles, ceux qui ne cassent rien, ceux qui restent en place et qui ne troublent pas la paix, ceux-là sont mêlés aux autres dans un compagnonnage de tous les instants. Ils sont traités comme des enfants normaux et vivent avec les enfants normaux. Depuis longtemps ces derniers ont appris à tenir compte de celui qui ne comprend rien, qui s'avère incapable de saisir un jeu, qui re tarde toute la classe, poids mort traîné par les autres... Les spécialistes nous disent que ces débiles ne gagnent rien au contact des enfants normaux mais qu'au contraire, les enfants normaux perdent énormément (eux déjà si pauvres) au contact des débiles. Mais telles sont nos institutions d'enfance, si remplies, si surpeuplées, si honteusement inadéquates que la distinction élémentaire entre les malades et les sains d'esprit s'avère, en pratique, impossible.
A ces petits illégitimes (j'emploie ce mot à défaut
d'un autre) déjà si durement traités par le sort, notre
régime impose le compagnonnage quotidien d'enfants tout
désignés pour les institutions spéciales. * TIT-COQ À L'ÉCOLE
Ce qu'on nomme "écoles d'industrie"
En principe, le garçon de naissance illégitime qui a passé
sa petite enfance à la crèche quittera cette institution vers
l'âge de six ans pour aller continuer sa triste existence dans un
orphelinat. MELANGE
Cette maison reçoit des enfants de tous les âges, entre 2 et
12 ans. Comme elle joue le rôle de déversoir naturel au
trop-plein d'une autre institution géante, elle est bien forcée
d'accepter tous les sujets qu'on lui propose.
J'y ai vu un garçon de quatre ans dont les membres filiformes et
la tête déformée de rachitique en annonçaient
à peine deux... J'en ai vu un autre, pitoyable à faire pleurer,
qui promenait à travers les couloirs deux jambes enfermées
dans le plâtre... ECOLES D'INDUSTRIE
En règle générale, toutefois, l'enfant illégitime
passe, vers l'âge de six ans, dans une institution qu'on désigne
sous le nom d'école d'industrie. Ce sont des orphelinats mixtes,
i.e. qui accueillent sans distinction des enfants de famille et des
illégitimes.
Ceux qu'on envoie dans les écoles d'industrie sont des pupilles de
la Cour juvénile (désormais Cour du Bien-Etre social). On
trouve de tout dans le groupe: enfants difficiles, délinquants mineurs,
enfants de foyers divisés. Et l'on trouve naturellement tous
les sujets que les orphelinats ordinaires ont, dû refuser.
Ecoles d'industrie? Cela laisse supposer un enseignement manuel assez
complet. Mais la réalité ne justifie pas l'appellation.
Pendant l'année 1949, il est passé dans les écoles
d'industrie 800 garçons et 939 filles.
Un peu partout, la rigidité disciplinaire, jadis inhumaine et
contre-nature, s'est grandement améliorée. CONSEQUENCES
Mais si les écoles d'industrie s'assimilent aux autres pensionnats
comme régime de vie, on y relève toutefois des problèmes
énormes, conséquences directes des échelons inférieurs
et qu'on n'arrive plus à corriger. Quand il quitte la crèche, l'enfant illégitime quitte du même coup les petites filles de son âge (quand toutefois il en avait connu à la crèche, ce qui est rare). Désormais, il vivra dans des maisons exclusivement réservées aux garçons. Il aura peut-être, jusqu'à l'âge de douze ans, des religieuses ou des institutrices pour s'occuper de lui; ce sont les seules femmes qu'il aura jamais connues, dépourvu qu'il est de petites soeurs.
S'il a la bonne fortune d'être invité dans une famille, à
Pâques ou à Noël, ou certains dimanches de l'année,
il pourra deviner rapidement ce que serait une vie normale. Mais tous
n'ont pas cette occasion. Partout, je me suis renseigné sur les
sorties des enfants; jamais on ne m'a cité des chiffres qui atteignaient
la moitié des pensionnaires d'une maison. - Une soeur...
Et c'est un garçon de neuf ans qui vient de faire cette
réponse. Il est fou? Non. Demandons-nous plutôt
comment il aurait pu arriver, dans le monde qu'il a connu, à tirer
au clair la distinction entre les sexes. LES CLASSES Cet arriérisme inévitable se manifeste d'ailleurs en mille autres faits non moins flagrants.
Une institution présentait l'an dernier quarante candidats à
la première communion. Les âges variaient entre 7 et 10
ans. Et l'on sait le soin que peuvent mettre les religieuses à
préparer ces enfants à la réception des
sacrements. Or, pas un n'a pu être accepté...
- A quoi correspond votre troisieme année ? *
80 P.C. DE RETARDÉS MENTAUX
L'hérédité et l'entourage - A quoi aboutissent les
métbodes plus
- Ils vous ont depuis longtemps précédé sur ce
terrain. Le temps n'est plus où l'on pourrait faire croire
que les illégitimes naissent tous avec un quotient intellectuel
inférieur. Et nous savons d'autre part que le quotient intellectuel
des enfants d'institution tombe d'année en année à cause
du milieu dans lequel Ils vivent. C'est un fait scientifiquement
établi que personne ne peut plus contester.
LES FAITS
Si l'on m'avait exposé ces faits (car il ne s'agit pas d'une opinion)
avant mes visites récentes dans les crèches et les orphelinats,
j'aurais eu sans doute beaucoup de peine à les admettre.
Et si l'on se place ensuite sur le terrain du gros bon sens, on ne peut
guère raisonner là contre. Pourquoi, en effet, les enfants
nés hors mariage seraient-ils moins intelligents que les
autres? Certains croient spontanément à une punition du
ciel. "La justice du Bon Dieu", expliquent les bigots. Et elle
s'exercerait sur des êtres innocents, au lieu de frapper les auteurs
mêmes de la faute? L'argument est ridicule et je ne le mentionne
que pour en souligner la pieuse bêtise.
Et plutôt que de se poser des questions embarrassantes, on englobe
toutes les misères des enfants sous l'explication générique
de leur naissance irrégulière.
A FROID Mais à froid, il n'est pas une seule personne de quelque bon sens qui continuera de raisonner ainsi. Les psychologues vous diront que certains facteurs encore mal connus agissent en fait dans le cas des naissances illégitimes et que certains pourcentages de débilité mentale et autres faiblesses restent troublants. Mais il serait complètement faux de croire, en vertu de je ne sais quelle théologie à la petite semaine, que tous ces enfants doivent souffrir de tels handicaps.
N'allons pas croire surtout que les naissances illégitimes se produisent
invariablement dans les plus basses couches de la société. Les
statistiques sont là pour établir que les parents illégitimes
se recrutent dans toutes les classes sociales, possèdent les degrés
de culture les plus divers et jouissent des états de fortune les plus
variés. Ils représentent un échantillonnage parfait
de notre milieu. L'ENTOURAGE
Reste donc un second facteur, non moins important que le premier:
l'entourage. Or, ce facteur est variable. C'est sur lui qu'une
action efficace peut être exercée. Il importe donc de
l'examiner soigneusement puisqu'il est responsable en très grande
partie de l'écart grandissant qui sépare, à mesure qu'ils
grandissent, les enfants de famille et les illégitimes en soutien.
Je crois avoir montré, dans le régime de vie (éducation
à la chaîne, taylorisation du travail, uniformité du
menu) ce qui explique l'arriérisme des enfants qui y sont soumis pendant
toute la durée de leur petite enfance. Il n'est guère
besoin de chercher ailleurs. Ce n'est pas leur présence, leur action qui appelle la critique. C'est au contraire leur absence, l'impossibilité tragique où elles se trouvent de satisfaire aux besoins affectifs d'enfants trop nombreux. Si nos crèches étaient organisées comme certaines pouponnières pour réfugiés que nous avons visitées en Suisse, si l'on y trouvait en moyenne une religieuse ou une infirmière pour deux enfants, nous pourrions juger mieux de leur compétence. Mais dans notre système absurde, ni la religieuse ni l'infirmière ne peuvent se mesurer avec la tâche qu'on leur réserve.
On trouve donc chez elles la compétence pédagogique moyenne
des bonnes en service domestique. Elles en ont aussi l'âge moyen. Pour
faire un tel métier à un tel salaire, vous devinez qu'il faut
être ou très jeune (entre 16 et 20 ans) ou légèrement
dépourvue sur le plan mental ou encore animée d'un dévouement
surnaturel qui confine à l'abnégation héroïque.
Eifin, troisième facteur en action dans cet entourage, la présence
des autres enfants, des compagnons de vie de Tit-Coq. Ils sont là, répartis parmi les autres, vivant la même vie dans un coude à coude de tous les instants. Et ces petits malheureux, qui ne peuvent rien gagner au contact des enfants normaux, nuisent malheureusement au développement de ces derniers, déjà si sérieusement compromis. * * *
Après cette rapide revue des facteurs en jeu, il est aisé,
croyonsnous, d'expliquer, même à des profanes, la raison du
retard menta! des enfants nés en institution.
PORTRAIT D'UNE ÉPAVE
Retardé et inadapté - Ils ne sont pas faits pour le monde
Le moment est venu pour lui de quitter la filière des institutions d'enfance dont il se trouvait, à toutes fins pratiques, prisonnier depuis sa naissance. Je dis prisonnier parce qu'à chaque tournant de sa croissance, on aurait voulu l'arracher à cette éducation de masse qui était en train de le déformer. Mais la condition d'illégitime non adopté ne connaît aucune issue. L'enfant est pris dans le système comme dans une mécanique: il n'en sortira qu'après sa seizième année (désormais sa dixhuitième), quelles que soient pour lui les conséquences de ce genre de vie.
Je voudrais risquer ici un portrait de Tit-Coq à seize ans. Le lecteur a déjà conclu, apres notre article d'hier, que Tit-Coq avait quatre chances au moins sur cinq d'être un retardé mental. Mais qu'est-ce au juste que cela signifie pour son avenir? N'a-t-on pas l'habitude de répéter que le monde est rempli d'imbéciles, qui ne s'en portent pas plus mal pour tout cela?
Dans le cas présent, les boutades seraient mal venues devant le tragique
de ce problème humain. Car le retard de Tit-Coq lui ferme presque
toutes les portes. Bienheureux l'Arthur St-Jean de Fridolin, qui a
pu rentrer dans l'armée canadienne au sortir de l'institution!
Car bien peu d'autres voies s'ouvraient devant lui. Ils se trouvent donc, plus dénués que jamais, devant des portes closes, devant un monde hostile. Et comment sont-ils armés, intérieurement, pour y faire face?
DANS LE NOIR
Je n'entreprendrai pas ici d'en relever toutes les causes, contentons-nous de mentionner qu'il existe et que Tit-Coq, en abordant le monde, a durement conscience qu'il est un être spécial, anormal et inférieur. Il ne peut pas regarder la vie en face: il est obligé de l'aborder de biais. Et n'oublions pas qu'à seize ans, il est en pleine crise d'adolescence, période difficile et dangereuse entre toutes. Or, au malaise normal de l'adolescent, s'ajoute chez Tit-Coq une ignorance des choses les plus ordinaires, les plus courantes pour l'enfant normal. Un seul exemple suffira pour illustrer cette ignorance. Dans une institution de province, le directeur décida une année d'organiser un "salon" pour la piriode des Fêtes. Avec l'aide des garçons, il transforma une salle commune en posant aux fenêtres des rideaux de papier, en égayant la pièce de décorations diverses. Dieu sait que le "cachet familial" devait rester assez pâle. "Et pourtant, me raconte le directeur, les enfants se ruaient vers ce "salon". Pourquoi? Pour s'asseoir dans un vieux fauteuil bancal que j'avais transporté là. Ces enfants, voyez-vous, n'ont connu toute leur vie durant que des chaises de bois, impersonnelles et dures..." FAMILLE Un incident comme celui-là fait mieux saisir qu'une dissertation l'inadaptation des enfants d'orphelinats. Les illégitimes surtout, qui n'ont jamais connu l'atmosphère d'une famille, entrent quand même dans un monde composé de familles; ils ne savent pas ce qu'est un foyer mais ils doivent désormais vivre dans un monde qui est un assemblage de foyers. N'est-ce pas assez pour que Tit-Coq se sente dépaysé, désemparé? Il ne connaît pas les règles du jeu. Bien mieux: il a bientôt l'impression que jamais il ne pourra les apprendre. Car il aura beau pensionner dans une famille, se faire des amis, entrer sous un toit normal et hospitalier: jamais (et j'en ai vu bien des cas) il ne se sentira "adopté", intégré dans un milieu familial... Et si c'est là son grand problème, il n'en manque pas d'autres. Tit-Coq ne connait rien à la proriété. Il ne connaît pas la valeur de l'argent. Il n'a jamais rien possédé. Ce que nos enfants apprennent graduellement depuis l'âge de trois ou quatre ans, lui doit l'absorber en vitesse à un âge ridiculement disproportionné avec les notions à acquerir.
En somme, et c'est son drame, Tit-Coq est partout étranger. Il
appartient à personne; rien ne lui appartient. Il n'a pas
de racines, si ce n'est à l'institution où déjà
son lit est occupé par un autre malheureux, qui recommence, à
son compte, la même expérience. Et ceux qui se sont occupés
de lui quand il était là, peut-on supposer qu'ils vont le suivre
à travers les péripéties de la vie nouvelle qu'il
entreprend? LA FERME...
C'est impossible. Et voici qu'on le conduit sur une ferme (dans 60% des cas) où il vivra désormais. Il aidera le fermier. Il apprendra le métier d'aide-fermier. Mais ce n'est pas là une carrière, cela ne remplit pas une vie. L'aboutissement normal serait qu'il devienne à son tour cultivateur: mais qui lui achètera une ferme? Et Tit-Coq n'est pas adapté pour l'aventure de la colonisation; c'est à peine si les fils de la terre réussissent dans cette ligne. * * * Ici, le destin des illégitimes se diversifie selon les individus, mais il reste presque toujours aussi triste que l'enfance et la jeunesse: retour vers les villes, travail de manoeuvres dans l'industrie, mariages qui ont bien peu de chances d'apporter le bonheur. Nous avons préparé Tit-Coq à toutes les déconvenues; il ne faut pas s'étonner qu'il échoue. (1) Dans 12 plupart des cas, cependant, les illégitimes d'institution accusent un retard marqué dans leur développement phvsique. Nous avons vu, à la douzaine, des enfants de 16 ans qui en annoncent peine 13 ou 14.
HÉLAS ! CE SONT DES
Le problème reste entier - Quelques solutions timides
Ai-je besoin de dire ici que le problème des illégitimes non
adoptés est l'un des plus tragiques qu'il m'ait été
donné d'étudier et de loin le plus grave dans le domaine de
l'enfance en soutien?
Mais j'entends d'ici les questions que ces affirmations soulèvent: on veut savoir si les autorités compétentes, les personnes concernées, ont pris conscience de ce problème. on aimerait entendre dire que cette affreuse injustice, infligée à des tout-petits sans défense, à des personnes humaines, suscite déjà le scandale des responsables et qu'on s'efforce de la corriger. Voyons donc les efforts tentés à cette fin depuis quelques années. Nous avons parlé déjà des materelles. Si lentes qu'elles soient à se multiplier et si incomplète la solution qu'elles apportent au problème, on ne peut nier toutefois qu'elles constituent un progrès, d'autant plus remarquable que la misère des petits est plus profonde.
Signalons encore les sorties de fin de semaine qui se pratiquent un peu partout
dans les crèches et les écoles d'industrie. Elles se
résument à un système plus ou moins organisé
de parrainage. Des familles reçoivent en fin de semaine un petit
pensionnaire d'institution qu'elles reconduisent ensuite le lundi
matin. Ainsi, des enfants complètement privés de tout
contact avec une famille et avec le monde extérieur trouventils l'occasion
de connaître un peu le royaume des gens ordinaires. PLACEMENTS Comme tout serait facile si les enfants n'avaient pas une âme, un coeur, une personnalité, une sensibilité délicate et souvent meurtrie! On pourrait ainsi les reprendre, les remettre, les combler et les priver sans qu'il en coûte. Mais pour des petits, et songez à vos propres enfants, on en vient à se demander si un tel chambardement émotionnel n'est pas plus néfaste que bienfaisant. Faudrait-il donc les priver de ce rayon de soleil encore si pâle, le seul qui parvienne jusqu'à eux? Les responsables d'institutions n'arrivent pas à s'y décider, et le les comprends. Une autre forme de diversion consiste à placer les garçonnets (plus vieux, ceux-là, d'âge scolaire au moins) dans des familles de cultivateurs. On le fait de plus en plus, parfois pour les arracher à l'atmoshère néfaste de l'institution, parfois aussi pour désencombrer un peu ces dernières où l'affluence des sujets constitue un problème permanent.
Il arrive aussi, et cela nous semble netternent blâmable, que les
institutions soient elles-mêmes autorisées à accomplir
de tels placernents. Certaine école d'industrie, par exemple,
située dans un petit village rural, confie directement certains de
ses sujets à des cultivateurs sans que la Société de
Protection de l'Enfance ait été avertie. Et cette institution
ne dispose ni d'un service social adéquat pour conduire les
enquêtes, ni de visiteurs attitrés pour visiter l'enfant dans
son foyer d'adoption. C'est la porte ouverte aux pires exploitations
de la part de cultivateurs intéressés, qui imposeront au
garçonnet des tâches bien au-dessus de ses forces. LA SOCIETEE
Quant aux placements effectués par la Société
elle-même, ils sont certainement plus soignés. Mais on
s'y heurte quand même à toutes sortes de difficultés
et d'échecs. Bref, des efforts ont été tentés pour résoudre le problème, mais il faut bien reconnaître qu'il demeure entier. Comparées à certaines solutions globales, complètes et cohérentes que nous exposerons demain, les tentatives effectuées jusqu'ici prennent figure de balbutiements. *
LES SOLUTIONS QU'ON N'APPLIQUE PAS Ce problème des illégitimes non adoptés, dont le séjour en institution empêche le développement mental et affectif, ce problème nous est-il exclusif? Sommes-nous les seuls, dans la province de Québec, à pratiquer ce système dont les inconvénients sautent aux yeux dès qu'on s'y arrête?
Non. Il est d'autres pays, à travers le monde, qui le connaissent
tout comme nous. Mais si nous bornons notre étude à
l'Amérique du Nord, il semble bien que nous soyons les seuls à
maintenir pour ces enfants le système des grandes institutions. FOYERS NOURRICIERS
Sauf erreur, on pratique dans toutes les autres provinces canadiennes, et
dans la presque totalité des Etats américains, le placement
en foyer nourricier dès le moment de la naissance. En quoi consiste ce système? En voici une description rapide, certes pas complète, mais susceptible d'en faire saisir les avantages. Ce qui inspire, d'abord, le système du foyer nourricier, c'est la conviction que seule une famille, cellule première instituée par Dieu, est vraiment compétente pour éduquer les enfants. Vérité élémentaire et si fondamentale pour des catholiques qu'il est inutile d'y insister. Partant de cette donnée première, des travailleurs sociaux, aidés de psychologues, en ont précisé une deuxième: à savoir que plus un enfant est jeune, plus l'absence d'une famille sera néfaste à son développement, plus donc le séjour dans une institution pourra lui causer de tort.
A partir de ces deux principes, et sans pour cela préjuger d'aucun
cas particulier, vu l'impossibilité de traiter les enfants comme des
êtres tous semblables, on a élaboré le système
suivant. EN FOYERS
Dès qu'un enfant de naissance illégitime quitte l'hôpital
(cela suppose que la fille-mère l'a confié à la
Société ou abandonné de quelque façon) il est
placé dans une famille qui s'engage à prendre soin de lui contre
dédommagement. La somme versée à cette famille,
qu'on appelle foyer nourricier, est l'équivalent de la pension que
notre gouvernement verse aux institutions religieuses. DIFFICULTES Est-ce vraiment aussi simple que cela? Presque. Je ne voudrais pas qu'on me soupçonne de candeur naîve. Je sais que le système du foyer nourricier a ses désavantages et ses difficultés. Nous signalerons plus loin les distinctions qui s'imposent quand il s'agit de placer des orphelins ou des enfants de foyers divisés, ou encore des illégitimes d'âge scolaire. Mais quand il s'agit d'illégitimes non adoptés, la supériorité du placement familial saute aux yeux du premier venu, et le premier venu ne se trompe pas. Sans doute le foyer nourricier, pratiqué sur une haute échelle, exige-t-il des travailleurs sociaux nombreux, compétents et attentifs. Il faut choisir des familles capables de jouer ce rôle Il faut éviter tous les ménages qui tendraient à transformer le soin des enfants en un commerce profitable.
Une fois l'enfant placé, il faut encore que les travailleurs sociaux
le visitent souvent, surveillent son développement et l'humeur des
parents nourriciers, les conditions de vie que ces derniers font à
leur pupille. EVOLUTION
Soulignons d'ailleurs que l'opinion, dans notre province, a comniencé
d'évoluer dans ce sens. Alors qu'on risquait, il y a dix ans,
de passer pour ennemi de la religion si l'on se permettait une critique de
nos crèches, voici qu'un Jésuite, le R. P. Albert Plante,
préconise depuis trois ans le système du foyer nourricier quand
il s'agit d'illégitimes non adoptés. Il a même
écrit à ce sujet, dans la revue Relations, plusieurs articles
fort clairs et très bien documentés.
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