____


TIT-COQ, No 78

"Né de parents inconnus"
La distinction commence avec l'extrait de baptême
Nécessité du numéro
Plus l'enfant est petit, plus la maison est grande...

Je regarde le garçon qui se trouve maintenant devant moi et je me demande: "Que peut-il bien penser, au fond de lui-même, et que je ne devinerai jamais?" Car il vient de me dire son histoire d'enfant illégitime. Les quinze années qu'il en connaît (il aura bientôt vingt ans) il me les a racontées honnêtement, avec autant de détails qu'il en pouvait donner.

Mais il n'est rien de bien saillant dans la vie d'un enfant en soutien, d'un enfant d'institution. Le garçon normal me raconterait des voyages qui l'ont marqué, les grandes décisions de sa vie, la perte d'un ami. Celui-ci m'a dit des choses que j'aurais pu deviner tout seul: le passage de la crèche à l'orphelinat, quand il avait six ans, puis le passage de l'orphelinat à l'école d'industrie. Il m'a raconté quand on ne mangeait pas à sa faim, puis quand la nourriture s'est brusquement améliorée. Il m'a dit ses emplois, depuis sa sortie, son travail dans une ferme.

Ce n'est pas le genre d'histoire qui fait l'article piquant. Une grisaille uniforme, des tristesses sans relief, des joies pâles. Lui ne peut pas me dire le secret de sa mélancolie. Et si j'avais moi-même à le dévoiler, j'emploierais une formule de sept mots qu'il ne comprendrait peut-être pas: "Il a vécu au désert de l'amour."

Peut-être le lecteur fronce-t-il lui-même le sourcil à cet énoncé; le pèlerinage que nous entreprenons aujourd'hui à travers nos institutions d'enfance devrait l'aider à pénétrer, sous cette formule, le sens profond qu'elle contient.

A LA TRACE

Nous partons donc maintenant à la trace de ces 12,000 enfants dont je parlais au début. Nous savons désormais d'où ils viennent mais il nous faudra découvrir où ils vont, quelle vie ils vivent, ce qui se passe pour eux entre la première et la seizième année.

Nous étudierons d'abord le groupe des illégitimes, et des illégitimes sans adoption. C'est certainement celui dont le sort est le plus pénible.

Vous avez vu le "Tit-Coq" de M. Gratien Gélinas. Vous avez ri et pleuré. On vous a ému de pitié et d'admiration pour le petit bonhomme qui se débat dans l'existence en dépit de tous ses handicaps et vous êtes sorti de la salle convaincu qu'il existe telle chose que la condition d'illégitime. Vous avez compris, mieux peut-être qu'à la lecture d'un savant ouvrage, le drame humain qui découle de cette condition.

Mais il vous reste à apprendre ce qui la crée, hors le facteur incontrôlable de la naissance elle-même.

Car "Tit-Coq" n'aurait pas été le même homme s'il avait eu des parents d'adoption. Il n'aurait pas eu cette gaucherie, cet air de barbare dépaysé quand il entrait pour les Fêtes dans la maison de son ami Désilets. Il n'aurait pas porté non plus ce nom d'Arthur St-Jean dont il sait bien qu'il tient du hasard pur.

De même que la famille adoptive peut faire d'un illégitime un homme normal, de la même manière l'institution a sa part de responsabilité dans le caractère de Tit-Coq. Une responsabilité inéludable. Et disons tout de suite que Tit-Coq est un être exceptionnel, celui que rien n'a pu briser, celui qui a résisté malgré tout. La vie ne manque pas de cas beaucoup plus pitoyables.

Or la pièce de M. Gratien Gélinas ne dit presque rien de l'enfance de son héros. On trouve au détour d'une scène des rappels saisissants, ce que les cinéastes appellent un "flash back," et qui nous renseignent brièvement sur la vie de crèche et d'orphelinat. Mais fl en faut tout de même plus pour expliquer entièrement Tit-Coq.

Ce qu'il faut de plus, j'entreprends maintenant de le dire. Je ne dispose évidemment pas des moyens prestigieux de M. Gratien Gélinas. Mais une accumulation patiente de faits et d'images réussira peut-être à renseigner le lecteur sur le passé de mon interviewé de tout à l'heure qui, lui aussi, aurait pu s'appeler Arthur St-Jean.

BAPTEME

Tit-Coq est né à la crèche. Il y a été baptisé.

Mais ce baptême, s'il a fait descendre en lui la même grâce, diffère déjà de celui des enfants de famille, du moins dans sa portée sociale. La différence commence là. Tit-Coq entre tout de go dans la famille du Père éternel mais il pénètre dans la famille humaine par une porte déjà basse.

Son extrait de baptême? Il diffère du vôtre et du mien. Tandis que nous lisons: Joseph Zède, fils légitime d'Alphonse Zède et de Marie Igrec, Tit-Coq lit sur le sien: Arthur St-Jean, né à telle date de parents inconnus. Même s'il avait eu des parents d'adoption, Tit-Coq aurait pu noter sur son extrait de baptême une légère différence avec celui des autres. Il aurait lu: " . . . fils de M. et Mme Chose." Le mot légitime aurait été omis.

Détail, sans doute, mais n'est-ce pas là un détail barbare?  Il fut un temps où l'extrait de baptême était un document aussi inutile qu'inoffensif. Mais aujourd'hui qu'il faut le produire partout: pour un emploi, pour un passe-port, pour les allocations familiales, pour dix autres occasions, ne serait-il pas temps de reviser cette politique? Pourquoi cette distinction inutile et cruelle entre enfants légitimes et illégitimes?

Tout le monde s'accorde maintenant pour juger que l'enfant n'est pas illégitime, mais seulement les parents. Pourquoi donc l'enfant porterait-il toute sa vie cette marque de commerce sur son extrait de baptême? Il n'est pas question, bien entendu, d'écrire enfant légitime sur tous les extraits de baptême, mais au contraire de supprimer cette épithète: quel besoin en ont les enfants légitimes?

Peut-être est-il bien inutile de soulever ce point. L'humanité normale se fiche si éperdument des quelques centaines de malheureux qui sont nés hors-mariage! Il faudrait que le législateur ait un jour une distraction heureuse pour que cette injustice initiale et inutile soit enfin corrigée... par accident.

LA CRECHE

En tout cas, Tit-Coq est désormais baptisé. Il a un nom. Sa mère, qui se trouve sous le même toit pour une semaine, prononce sans doute ce nom sur lui, quand elle a l'occasion de le voir. Mais on connaît le régime des hôpitaux, de tous les hôpitaux. Le bébé est en pouponnière, visible quelques minutes par jour pour une caresse furtive . . .

La mère refait ses forces.  Elle quitte l'hôpital.

Désormais, Tit-Coq portera un numéro, à l'âge d'une semaine. Et ce numéro lui servira plus souvent que son nom pendant les premiers mois de son existence. Car à compter du départ de sa mère, Tit-Coq devient un tout petit rouage dans une immense machine qui s'appelle la crèche.

Veut-on des chiffres? Deux suffiront. À la Miséricorde de Montréal, plus de six cents enfants en bas âge vivent simultanément. J'ai sous les yeux une affiche distribuée par la Crèche Saint-Vincent-de Paul de Québec, où je lis: "700 petits délaissés, temporairement hébergés . . ."

Il semble même, quand on étudie les chiffres de l'Assistance publique à cet effet, que les crèches sont les plus grosses institutions et que plus les enfants sont jeunes, plus ils se trouvent noyés dans l'immensité de la famille anonyme qui les entoure.

Pour garder dans la même maison 700 enfants d'âge préscolaire, il faut les numéroter. C'est fatal. Et comme nous le verrons lundi, les soins qu'ils reçoivent tiennent beaucoup plus de l'usine à chaîne que de l'atmosphère familiale.


 *

N.B. L'autour doit reconnaître que l'article précédent incline au pessimisme.  En effet, les hommes ne sont pas complètement Indifférents à la condition des illégitimes.

A compter de 1950, dans le diocèse de Montréal, les termes "enfant légitime" ont complètement disparu de tous les actes de naissance. Souhaitons que tous les diocèses du pays emboitent le pas dans le sens de cette-réforme.

ÉDUCATION À LA CHAÎNE

Régime des crèches - Ersatz de mamans
Le travail en série - Menus ou picotins ? - Familles monstrueuses

J'ai interviewé, l'autre soir, la personne qui aurait tenu lieu de mère à Tit-Coq si elle avait vécu dans l'institution où il est né.

Ce n'est pas une religieuse, contrairement à la croyance générale; le personnel religieux des crèches est fort limité comparé au personnel laïque. La religieuse est en charge de la salle, soit une unité d'une trentaine de bébés, mais elle a sous ses ordres une équipe d'apprenties gardes-malades qui font le plus gros du travail. Il est donc plus probable, en vertu de la loi des chances, que Tit-Coq soit tombé sous les soins d'une étudiante garde-malade.

La jeune fille que j'ai rencontrée travaillait donc, jusqu'à ces derniers temps, dans une crèche de la métropole, l'une des mieux tenues et reconnue comme telle.

Cette jeune fille a vinkt-deux ans. Au département des nourrissons, elle avait la garde de sept enfants dont tout le soin reposait sur elle. Sa journée de travail commençait à 7 h. 30 du matin et se terminait à 5 heures du soir. Je veux dire: son travail auprès des nourrissons. Car après 5 heures, cette étudiante garde-malade devait encore poursuivre des études théoriques, suivre des cours et apprendre des leçons.

MERE DE JOUR

Tit-Coq a donc eu deux ersatz de maman: une mère de jour et une mère de nuit. Voyons un peu les soins que lui a prodigués sa mère diurne.

A sept heures trente du matin, elle lui a donné son bain. Je veux croire qu'elle y a mis toute la conscience professionnelle possible, qu'elle l'a lavé proprement, car le dévouement des jeunes infirmières est rarement en défaut.

Mais si elle avait réussi à lui accorder quoi que ce soit qui ressemble à de l'attention personnelle, cela tiendrait du prodige. En effet, la garde-malade disposait, pour sept bains complets de nourrissons, d'une période de 90 minutes environ, soit moins de 13 minutes par bébé. Avec une aussi faible marge de loisir, la taylorisation s'impose si l'on veut obtenir des résultats.

Et comme toute la journée se déroule sous le signe de la précipitation, toutes les opérations diverses devront être taylorisées.

A neuf heures, les enfants sont mis au lit, s'il s'agit de nourrissons, dans le parc s'ils sont plus âgés. Mais les gardes-malades ne disposent pas de ce temps pour s'intéresser à eux car il y a aussi les lavages de linge, le nettoyage de la pièce et mille autres soins pour remplir ces périodes "creuses".

Périodes d'ailleurs fort brèves puisque dès 9 h. 30 s'accomplit pour la première fois un rite familier qui se répétera à travers la journée avec la régularité d'un mouvement d'horloge: on change les bébés. (N'oublions pas qu'il y en a toujours sept pour une seule personne.)

A dix heures, les petits prennent leur repas de midi. Cela dure près d'une heure. Nous verrons plus tard ce qu'ils mangent: rappelons-nous pour le moment qu'il y a une personne pour donner, en une heure, la becquée ou la bouteille à sept bébés différents.

P. M

Après le dîner: nouveau change...

Puis, les bébés dorment jusqu'à deux heures, après quoi il faut les changer de nouveau. S'ils se sont mouillés pendant leur sommeil, tant pis pour eux. Les opérations sont systématisées: ils seront changés tous ensemble à deux heures.

Après quoi ils retourneront au lit, ou au parc, tandis que les gardes travailleront à autre chose, quelquefois même à laver les planchers et les murs.

Puis on les changera de nouveau, puis on leur donnera à souper, puis on les changera encore, puis vers cinq heures, ils seront dans leur lit pour la nuit.

Voilà la journée de Tit-Coq nourrisson, de Tit-Coq jusqu'à trois ans environ. Tout petit, il boit du lait, comme les autres enfants de son âge. Il vit dans la propreté, parfois teintée d'une odeur inévitable d'urine, vu sa trop nombreuse famille, mais quand même dans la propreté. Il n'a ni trop chaud ni trop froid. Il est plus sujet qu'un enfant normal à toutes les irritations mineures de la peau, à moins qu'il ne régularise son système au point de se conformer parfaitement à l'horaire des changements de couches.  (Les mamans comprendront).

Mais on peut dire (ce n'est pas vrai depuis très longtemps) que dans la grande majorité de nos crèches, nos enfants reçoivent, sur le plan physique, des soins adéquats. Le temps n'est plus où les mortalités atteignaient lusqu'à 30 et 35% du total des enfants hébergés, même si la moindre épidémie s'avère désastreuse dans ces familier, aux dimensions monstrueuses.

MAIS L'ESPRIT

Mais sur le plan émotif? Il ne reçoit guère plus d'attention véritable qu'une carrosserie d'automobile sur la chaîne des usines Ford.


- Il ne peut pas en être autrement, me dit la jeune garde-malade que l'interviewe. Le soin complet de sept bébés ne laisse pas une minute pour l'attention et les caresses. Nous savons bien qu'ils en ont besoin, si petits qu'ils soient. Mais il nous est absolument impossible de les leur accorder.

Je songe par exemple à une petite de deux ans et demi que je devais nourrir à la cuiller et qui étouffait constamment.  "Continuez disait la religieuse. Forcez-là à manger, c'est la seule manière d'en venir à bout". Il fallait bien que je me conforme à cet ordre qui était fondé sur l'horaire... Mais un jour que, par un accident extra-ordinaire, je disposai de quelques minutes de plus, l'attendis que la petite passe ses crises. Puis, dérobant deux minutes au voisin, le continuai de patienter devant elle. Une semaine plus tard, les crises d'étouffement avaient disparu.

Mais moi, le savais bien que j'avais abrégé les soins donnés au petit voisin qui, lui aussi, en avait besoin Quand on est pris dans un tel système et qu'on s'acharne à réfléchir, il y a de quoi devenir fou.

NOURRITURE

Il en est de même de la nourriture. Elle est saine, complète, adéquate aujourd'hui. Mais les tout-petits, dans telle maison, mangeront la même chose exactement pendant 365 jours par année et six ans de leur vie: gruau et lait le matin; le midi, boeuf haché, soupe et pommes de terre, mais le tout en gibelotte pour que l'enfant puisse tout avaler à la fois. (Il faut simplifier les services). Le soir enfin, il aura du gruau avec du pain trempé et du lait...

Et le lendemain, ça recommence. Chaque jour, une dose anonyme de vitamines concentrées. Parfois un suçon, quand la maison a reçu des cadeaux.

C'est suffisant, dites-vous? Parfaitement. Mais c'est le menu uni-forme, le menu unique et sans cesse semblable. Nécessaire, peut-être, à cause du nombre, mais quand même semblable au système d'alimentation qu'on prodigue à des animaux. Or, les bébés ont besoin de variété, pour leur esprit sinon pour leur estomac. La cuisine est un instrument de connaissance pour l'enfant. Mais Tit-Coq ne connaîtra pas les découvertes qu'on peut faire dans son assiette ...

VICTIMES

Je demande à la garde-malade:

- Est-ce qu'on peut résister longtemps à ce régime?
- Les bébés?
- Non, les infirmières!
- Pour ma part, me répond-elle, j'ai dû démissionner. Ma santé ne tenait plus. Et je sais que le virement est énorme dans le personnel laïque.
- Et le personnel religieux?
- Il est plus stable. Avec des résultats parfois désastreux. Il arrive qu'on reproche aux religieuses de ne pas aimer "chaque" enfant. Je tiens pour ma part que c'est impossible.  Et quand une religieuse a passé dix ou douze ans dans les salles d'une crèche, elle atteint parfois un degré de nervosité, d'exaspération pitoyables. Je comprends pour ma part que certaines soient impatientes, promptes à distribuer les gifles. Prisonnière d'un système comme celui-là, on ne résiste pas longtemps.

* * *

J'ai visité moi aussi plusieurs crèches. J'ai entendu les pleurs continuels et décuplés par le nombre de gosiers en action. On les saisit à mille pieds de la maison, en été, quand les fenêtres sont ouvertes.

Et je songeais à Tit-Coq, continuellement baigné dans cette mer de cris, ce flot de pleurs qui ne cesse pas une seconde de pousser ses vagues contre les murs blancs...

POUR EUX, RIEN DE GRATUIT

Des yeux vides - Ceux qui n'apprennent pas à marcher
Bien parler quand les autres savent lire - Les maternelles

Vous est-il arrivé déjà de visiter une crèche? Non pas les jours de parloir, alors qu'on a eu le temps de bichonner les marmots et que la seule présence des visiteurs réussit à les éveiller, mais en semaine, au contraire, à l'improviste, au milieu de la routine et de la vie quotidienne ?

Il y a de quoi mettre en arrêt le passant le plus distrait.

Non pas, encore une fois, que les enfants présentent des figures chétives, un aspect physique déplorable; la plupart au contraire ont le visage rond et des couleurs aux joues.  Mais c'est le regard qu'il faut saisir.

DES YEUX VIDES

Il est inquiétant. Il reflète un ennui, une tristesse inconsciente qui fait pitié à voir.  Et plus l'enfant vieillit, plus cette "marque" de l'institution est visible, plus elle saute aux yeux. Chez certains petits de trois ans, elle reflète une détresse navrante.

Trois ans! Je songe à mes propres enfants, quand ils ont cet âge, à leur charme, à leur esprit éveillé, à leur sourire irrésistible, aux mille initiatives de leur esprit qui prend possession de ses moyens. A mesure que la famille pousse, nous guettons cet âge de trois ans si rempli de surprises et de charme. Et quand chaque enfant le dépasse, nous en gardons quand même un souvenir émerveillé.

Or, je regarde maintenant cette salle de la crèche où bougent comme des larves une vingtaine de tout-petits. La religieuse m'explique qu'ils s'échelonnent entre dix-huit mois et trois ans. Mais il faut que je m'applique à le croire car ces frimousses ne tournent pas vers nous le moindre sourire. Ils ont (quelques-uns) la taille de leurs trois ans. Mais l'éveil intérieur semble tellement en retard sur ce développement physique! Je cherche une lueur sur les visages. Je cherche une cohérence dans les gestes, un peu de sûreté dans la démarche. Et je ne distingue rien.

Pour cette vingtaine d'enfants en activité, une "gardienne" au bout de la petite salle. On me dit qu'à l'ordinaire, la salle en compte deux. Celle que je vois est assise dans un coin, les mains croisées sur les genoux. C'est une fille d'une vingtaine d'années. Son visage n'a guère plus de lueur que celui des petits. On me dit qu'elles sont très peu payées, les gardiennes. Des salaires de famine et qui ne commandent évidemment aucune compétence d'éducatrice.

"JEUX"

Sous son regard terne, les enfants "jouent". Mais peut-on appeler jeux ces mouvements de chenilles aveugles? Ils se traînent. L'un grimpe par-dessus son voisin. Le voisin crie et l'autre ne s'ôte pas. Cela peut durer des minutes.

Dans un autre coin, une petite fille se berce. Elle se berce sans arrêt. Au centre, un petit parc, comme ceux de nos maisons. Mais il est si rempli que les enfants ont peine à y bouger. Pourquoi les y a-t-on mis? Et après tout, pourquoi ne les y aurait-on pas déposés? Ils s'y amusent tout autant qu'à côté, c'est-à-dire pas du tout.

Comment faire comprendre au lecteur la monstruosité de cet entassement? Je ne connais qu'un autre spectacle analogue à celui-ci: une salle d'hospice. Vieillards ou tout petits, toutes ces faiblesses additionnées, entassées ensemble, à l'une ou l'autre extrémité de la vie, cela produit le même terrible effet. Dans une famille même très nombreuse, un enfant est un ornement, un imprévu qui rompt la monotonie. Mais le spectacle de vingt enfants, et de vingt enfants tristes, qui rampent tous à la fois, cela à quelque chose d'effrayant.

- ici, me souffle la religieuse, ils apprennent à parler et à marcher.

- Ils apprennent? dis-je sceptique.

- Pas tous.

Et triste, avec une certaine mélancolie résignée, la petite soeur m'expose qu'en fait, la plupart des enfants ne parlent pas du tout à l'âge de deux ans. (L'âge où les enfants de famille commencent à faire des phrases logiques ... ). Les exceptions à cette règle parviennent à balbutier quelques monosyllabes...

Quant à la démarche, j'en puis juger moi-même. Seuls les plus vieux de cette salle, ceux qui arrivent à leur quatrième année, se mettent en équilibre sur leurs jambes. Les plus petits se traînent (à un âge où les enfants normaux marchent depuis quatre ou six mois).

FAMILLES

Comment pourrait-il en être autrement? Tous les parents savent ce qu'il faut de patience, d'attention, de temps perdu en caresses pour inspirer aux enfants la confiance en leurs jambes, pour leur apprendre l'usage de leur langue.

- Deux gardiennes pour vingt enfants, ce n'est pas si énorme quand on y pense, ajoute la petite soeur, mal convaincue de ce qu'elle avance. On voit des familles qui dépassent les dix enfants...

- Mais les familles de dix enfants entre 18 mois et trois ans, c'est plutôt rare, ma soeur! Il y faudrait deux séries successives de quintuplettes et à bien peu d'intervalle l'une de l'autre!

En disant cela, l'absurdité de la situation m'apparait plus flagrante encore. Si nombreuse que soit une famille et si rapprochées les naissances, l'interéchange entre aînés et cadets est énorme. Il compte pour une grande part de l'éducation. Combien de choses il faut enseigner à l'ainé que les cadets "apprennent tout seuls".

Hélas! non, ils n'apprennent rien tout seuls. C'est ici que je m'en rends compte. Ils apprennent les uns des autres, ce qui est bien différent. Et le drame de chacun de ces petits que j'ai maintenant sous les yeux, c'est de n'avoir pas de voisins différents de lui-même. Tous ces petits qui tournent vers nous des visages vides, qui n'ont aucun mouvement spontané, ils croupissent ensemble parce qu'ils sont tous semblables.

L'IMPOSSIBLE

S'ils habitent une crèche particulièrement progressive (elles sont encore l'infime minorité) ils auront la chance, à trois ans, de connaître l'école maternelle. Sinon, ils apprendront à parler convenablement à l'àge où les enfants normaux apprennent à lire. (Et là encore ils feront des efforts démesurés pour aboutir à des résultats très piètres. Une institutrice d'orphelinat m'a confié les plus curieux détails, que par exemple tous ses élèves disaient krois au lieu de trois et qu'elle n'arrivait pas à les corriger.)

Peu à peu, à force de voir toujours ces mêmes visages, on perd la notion de ce qu'est un enfant normal. Mais tout à coup en voici un, enfant de famille perdu au milieu des autres. Il brille comme un caillou blanc dans le sable. On le reconnaîtrait à cent pas.

 - Pourtant, me confie la petite soeur, il vient d'une famille bien pitoyable: des parents irresponsables et qui ne s'occupaient pas de lui. Mais une famille médiocre, vous savez, ça veut encore mieux, à cet âge-là, que la meilleure institution...

A la maternelle qu'on trouve dans certaines maisons, on utilise l'enfant de famille comme une planche de salut. Il s'agit de montrer aux autres à parler. celui-là, qui sait déjà, est d'une utilité extraordinaire.

Vous voulez savoir pourquoi?  Il faut avoir vu la leçon . . .

La religieuse rassemble autour d'elle un groupe de ses minuscules élèves. Elle prend une balle dans sa main: "Qu'est-ce que j'ai ici?" Personne ne répond si ce n'est l'enfant de famille: "Une balle".

Alors, les autres répètent en choeur: "Une balle!" On leur fait répéter le mot plusieurs fois pour l'ancrer dans la mémoire.

Puis la religieuse fait danser la balle: "Qu'est-ce queue fait?" L'enfant de famille répond: "Elle saute!" et les autres répètent.  Ainsi de suite.

Je me rends compte, maintenant, que rien ne se fait tout seul. Et de voir des tout-petits peiner ainsi pour acquérir de simples mots. Il est bien vrai qu'ils sont dénués de tout: ils n'ont même pas les mots gratuitement. Rien ne leur est donné. . .

UN CAUCHEMAR:
LES DÉBILES MENTAUX

Des déments près des enfants normaux - La "cage" aux débiles
profonds - Une plaie incroyable - Contagions

Il existe, dans presque toutes nos crèches, une pièce qu'on n'ouvre pas aux visiteurs du dimanche. Et certes, on a bien raison de la tenir fermée. Celui qui l'a visitée une fois voudrait en chasser de son esprit le souvenir et de sa mémoire l'image horrible qu'elle y a imprimée.

Il s'agit de la salle où sont enfermés les enfants déments.

C'est un lieu de cauchemar. Si la présence de cette cage dans nos institutions d'enfance n'était pas le signe d'un horrible problème, votre reporter n'en soufflerait pas mot. Mais puisque nous avons promis d'exposer tous les faits, et de les exposer honnêtement, nous n'avons pas le droit de reculer.

GRANDS DEMENTS

Au détour d'un corridor, la petite religieuse qui nous guide hésite devant une porte puis se décide et l'ouvre. Nous entrons dans un petit couloir. La porte n'est pas aussitôt refermée derrière nous que des bruits insolites nous font dresser l'oreille. Ce sont des cris que j'entends, mais des cris étranges, des espèces de grognements dont je devine mal la nature...

Puis, un coup d'oeil à ma gauche explique tout. Car là, à deux pas, une chambre sans fenêtre ouvre sur le couloir par un pan de mur grillagé. A peine y ai-je jeté les yeux qu'une forme s'agite et vient vers nous. C'est un petit dément. Je n'essairai pas de le décrire.  Quiconque n'a jamais vu un enfant atteint de maladie mentale, et agité par surcroit, ne pourra jamais deviner en dépit de tous mes efforts.

Le petit a la tête entourée de bandages blancs. On m'explique que ces enfants se blessent souvent. Sur une dizaine enfermés dans la petite chambre, la moitié environ portent des pansements.

Celui qui bougeait vers nous tout à l'heure s'est maintenant agrippé au grillage, des pieds et des mains à la fois. Il grimpe. Le voilà à hauteur de nos visages. Il se déplace en même temps que nous le long de la grille et de haut en bas. On ne peut s'empêcher de penser aux singes des jardins zoologiques. Mais celui-ci est un enfant, une personne.

Bientôt, un petit compagnon vient le rejoindre. Ils sont deux maintenant agrippés à la grille. Et la demi-douzaine des autres s'agitent au fond de la chambre: visages crispés, danses forcenées interrompues seulement par quelques secondes d'hébétude...

FARDEAU

La religieuse devine ma consternation. Et ce mot est un euphémisme. Elle m'explique, résignée:

- Il faut bien les garder ici, il n'y a de place nulle part ailleurs. Toutes les maisons pour enfants déments sont remplies à craquer et le drame, c'est que nous ne sommes pas installés, nous ne disposons ni des locaux, ni de l'équipement, ni du personnel nécessaire au soin de ces petits. Nous ne pouvons même pas les isoler, chacun dans une cellule. Mais quand nous cherchons à les placer ailleurs, impossible...

Ainsi, de nombreuses institutions pour enfants normaux doivent admettre leurs quotas de grands déments. On imagine mal le fardeau qu'ils constituent.

Quand je réussis enfin à détacher mes yeux de ces enfants grimaçants et blessés, je découvre à ma droite une autre chambre où des enfants normaux sont hospitalisés temporairement. On me dit bien que ce n'est pas là l'infirmerie générale. Mais voici quand même des enfants normaux qui, pour soigner une grippe, devront passer une semaine à proximité de la cage, témoins des grimaces, des danses, les oreilles remplies de ces grognements informes, dans une atmosphère de cauchemar...

Puis, au milieu de ces petits malades, je découvre aussi un aveugle. Il a deux ans, peut-être trois. Il est entouré d'autres enfants qui jouent à la même table. Et j'essaie
de me filurer son monde intérieur: l'obscurité totale, le monde hostile des enfants de son âge et de tous ces objets oui résistent; l'absence quasi complète du seul facteur qui pourrait le réconcilier avec l'existence, de la seule lumière qui pourrait pénétrer sa nuit: l'affection, les caresses, l'attention personnelle. Ne passerat-il pas, lui aussi, derrière les barreaux de la cage?  La raison peutelle survivre à de telles épreuves?

DEBILES

Plus loin, dans une autre salle constituée par un élargissement du couloir, des bébés mongoliens (1).  Ils sont tranquilles, ceux-là, assis dans leur hébétude. Et je me console à la pensée qu'ils ne sont pas éducables, pas du moins dans l'état actuel de la science.

(1) Forme de débilité mentale, congénitale et probablement incurable.

Et qu'ils ne demandent que bien peu d'attention à la pauvre religieuse qui a tout ce petit monde à sa charge.

Mais cette visite m'a ouvert les yeux. J'en verrai bien d'autres, d'ici quelques jours.

Dans une autre crèche de la métropole, cet isolement relatif de la communauté n'existe même pas. La chambre aux agités (ils sont plus jeunes, deux ou trois ans) ouvre tout juste sur un corridor qui sert de salle de leu aux enfants normaux. Ces derniers circulent librement.

Et par la porte ouverte, ils peuvent voir, à la journée longue, ce bébé au visage bleu qui s'agite continuellement, de haut en bas, dans son lit à barreaux. J'arrive mal à le regarder moi-même. Le spectacle est hallucinant. Je crains qu'il ne meure d'un instant à l'autre et, parait-il, je n'ai pas complètement tort. On s'étonne, à la crèche, qu'il ait vécu jusqu'ici.

Or les autres enfants vivent dans l'habitude de ce voisinage. Je guette les réactions des petits passants: je n'en distingue aucune. Il semble qu'ils aient perdu toute faculté d'étonnement. Ces enfants qu'on ne garderait pas trois jours dans une famille, de peur d'affoler leurs frères et soeurs, ils sont devenus pour eux des présences
familières. Mais après quels cauchemars surmontés? Après quels étonnements douloureux maintenant cicratrisés à l'intérieur d'eux-mêmes?

PARTOUT


D'ailleurs, il faut bien dire aussi que les enfants de crèches ont toutes les occasions de se familiariser lentement avec le phénomène des maladies mentales. Les salles des enfants normaux ne manquent pas elles non plus de débiles. On ne sépare des autres que les agités, ceux qui rendraient la vie complètement impossible et qu'on ne saurait d'aucune façon tolérer au milieu des autres.

Mais les déments tranquilles, ceux qui ne cassent rien, ceux qui restent en place et qui ne troublent pas la paix, ceux-là sont mêlés aux autres dans un compagnonnage de tous les instants. Ils sont traités comme des enfants normaux et vivent avec les enfants normaux.

Depuis longtemps ces derniers ont appris à tenir compte de celui qui ne comprend rien, qui s'avère incapable de saisir un jeu, qui re tarde toute la classe, poids mort traîné par les autres... Les spécialistes nous disent que ces débiles ne gagnent rien au contact des enfants normaux mais qu'au contraire, les enfants normaux perdent énormément (eux déjà si pauvres) au contact des débiles.

Mais telles sont nos institutions d'enfance, si remplies, si surpeuplées, si honteusement inadéquates que la distinction élémentaire entre les malades et les sains d'esprit s'avère, en pratique, impossible.

A ces petits illégitimes (j'emploie ce mot à défaut d'un autre) déjà si durement traités par le sort, notre régime impose le compagnonnage quotidien d'enfants tout désignés pour les institutions spéciales.

Pauvre Tit-Coq...

*

TIT-COQ À L'ÉCOLE

Ce qu'on nomme "écoles d'industrie"
Les compagnons qu'on impose à Tit-Coq
Vingt-cinq pour cent d'incontinence

En principe, le garçon de naissance illégitime qui a passé sa petite enfance à la crèche quittera cette institution vers l'âge de six ans pour aller continuer sa triste existence dans un orphelinat.

En principe, disons-nous. Car il existe un exemple au moins dans notre métropole, d'enfants qui n'ont pas suivi cette filière. Ils logent dans une maison vieillotte, sans proportion aucune avec les besoins de ses 240 pensionnaires, et dont je ne serais pas étonné qu'elle brûlât un jour avec une centaine des enfants qu'elle abrite...

MELANGE

Cette maison reçoit des enfants de tous les âges, entre 2 et 12 ans. Comme elle joue le rôle de déversoir naturel au trop-plein d'une autre institution géante, elle est bien forcée d'accepter tous les sujets qu'on lui propose.

On les y loge comme on peut. Et les salles médiocres, encombrées de meubles divers, servent à la fois-pour les classes, les repas et la récréation. Pas plus qu'une autre cette maison n'est exempte du formidable problème dont nous parlions hier. Elle doit recevoir elle aussi, malgré l'indicible encombrement qui y règne, toutes espèces d'enfants anormaux.

J'y ai vu un garçon de quatre ans dont les membres filiformes et la tête déformée de rachitique en annonçaient à peine deux... J'en ai vu un autre, pitoyable à faire pleurer, qui promenait à travers les couloirs deux jambes enfermées dans le plâtre...

Inutile de mentionner que les sujets ainsi imposés à des institutions insuffisantes ne peuvent recevoir qu'un strict minimum d'attention. Et n'allez pas croire que le gouvernement verse une allocation spéciale. En fait, ce sont des cas d'hôpital; mais comme il n'existe pas pour eux d'institution spéciale ni d'hôpital adéquatement équipé, comme ils sont imposés à l'institution, celle-ci doit les recevoir au taux des enfants normaux. Ainsi des vies humaines, des destinées humaines sont fixées à coups de règlements, de démarches et de refus. Et dans les yeux des tout-petits, on croit lire cette peur tragique, panique de l'avenir et de la vie. Comme s'ils devinaient déjà les épaves, les loques humaines qu'ils seront demain.

ECOLES D'INDUSTRIE

En règle générale, toutefois, l'enfant illégitime passe, vers l'âge de six ans, dans une institution qu'on désigne sous le nom d'école d'industrie. Ce sont des orphelinats mixtes, i.e. qui accueillent sans distinction des enfants de famille et des illégitimes.

Mais il faut savoir d'où viennent les enfants de famille que les diplômés des crèches rencontreront là, s'agit-il d'orphelins ordinaires? Non. Ceux-là relèvent de l'Assistance publique et sont placés dans les orphelinats ordinaires.

Ceux qu'on envoie dans les écoles d'industrie sont des pupilles de la Cour juvénile (désormais Cour du Bien-Etre social). On trouve de tout dans le groupe: enfants difficiles, délinquants mineurs, enfants de foyers divisés. Et l'on trouve naturellement tous les sujets que les orphelinats ordinaires ont, dû refuser.

Admirons donc, en passant, délicatesse de notre système à la l'égard des illégitimes non-adaptés. Ce sont, nous l'avons dit, les plus misérables, les plus dénués de tous nos enfants. Or, après une petite enfance en institution, après cinq ou six années d'un dénuement où manque jusqu'à l'affection, voici la compagnie qu'on leur impose: celle d'autres enfants presque aussi dédnués qu'eux-mêrnes et issus de familles à peine dignes de porter ce nom...


REGIME

Ecoles d'industrie? Cela laisse supposer un enseignement manuel assez complet. Mais la réalité ne justifie pas l'appellation.

Il existe des écoles d'industrie véritables: deux ou trois. Les autres institutions qui portent ce nom, soit la majorité, n'ont d'industriel qu'un enseignement rudimentaire, à peine organisé, dont les enfants ne retirent pas grand'chose. On trouvera ici un atelier de couture, là une cordonnerie. Mais le grand nombre de nos soi-disant écoles d'industrie ne sont que des orphelinats spécialisés pour illégitimes non-adoptés, délinquants et pupilles de la Cour, plus un nombre de sujets divers qu'on ne peut loger nulle part ailleurs...

Pendant l'année 1949, il est passé dans les écoles d'industrie 800 garçons et 939 filles.

Le genre de vie qu'ils y ont connu ?

Il ressemble beaucoup, mutatis mutandis, à celui de n'importe quel autre grand pensionnat de la province. C'est le régime d'une seule maison commune avec divisions distinctes pour les petits, les moyens et les grands. On y couche dans d'immenses dortoirs. La journée se partage entre les classes (car tous ces enfants sont désormais d'âge scolaire), les récréations, l'étude, les repas et le sommeil.

Dieu merci, les progrès des dernières années ont amélioré beaucoup le régime de ces maisons. Là du moins où nous avons visité, l'alimentation est saine, abondante. Les enfants reçoivent des soins médicaux beaucoup' plus adéquats. Dans certaines de ces maisons, les standards médicaux sont même remarquables.

Un peu partout, la rigidité disciplinaire, jadis inhumaine et contre-nature, s'est grandement améliorée.

CONSEQUENCES

Mais si les écoles d'industrie s'assimilent aux autres pensionnats comme régime de vie, on y relève toutefois des problèmes énormes, conséquences directes des échelons inférieurs et qu'on n'arrive plus à corriger.

Reprenons la main de notre illégitime, en institution depuis sa naissance. Et suivons-le. Certains faits nous éclaireront sur son état physique, psychologique, spirituel.

Quand il quitte la crèche, l'enfant illégitime quitte du même coup les petites filles de son âge (quand toutefois il en avait connu à la crèche, ce qui est rare). Désormais, il vivra dans des maisons exclusivement réservées aux garçons. Il aura peut-être, jusqu'à l'âge de douze ans, des religieuses ou des institutrices pour s'occuper de lui; ce sont les seules femmes qu'il aura jamais connues, dépourvu qu'il est de petites soeurs.

S'il a la bonne fortune d'être invité dans une famille, à Pâques ou à Noël, ou certains dimanches de l'année, il pourra deviner rapidement ce que serait une vie normale. Mais tous n'ont pas cette occasion. Partout, je me suis renseigné sur les sorties des enfants; jamais on ne m'a cité des chiffres qui atteignaient la moitié des pensionnaires d'une maison.

Or, ce défaut d'expérience, joint à certain retard mental fort répandu, donne lieu, chez les pauvres petits, à des confusions grossières.

- Qu'est-ce que tu vas faire plus tard ?

- Une soeur...

Et c'est un garçon de neuf ans qui vient de faire cette réponse. Il est fou? Non. Demandons-nous plutôt comment il aurait pu arriver, dans le monde qu'il a connu, à tirer au clair la distinction entre les sexes.

LES CLASSES

Cet arriérisme inévitable se manifeste d'ailleurs en mille autres faits non moins flagrants.

Une institution présentait l'an dernier quarante candidats à la première communion. Les âges variaient entre 7 et 10 ans. Et l'on sait le soin que peuvent mettre les religieuses à préparer ces enfants à la réception des sacrements. Or, pas un n'a pu être accepté...

Je demande à une institutrice:

- A quoi correspond votre troisieme année ?

- A une premiere, et faible encore, de la commission scolaire.

Quand, d'aventure, une famille se risque à adopter un grand garçon d'une douzaine d'années, elle se heurte au problème insoluble de son instruction. Déjà écrasé par son complexe d'infériorité contracté à l'orphelinat et à la crèche, le garçon se retrouve, démesuré, dans une classe de bébés à l'école du village...

Enfin, autre manifestation des mêmes conséquences, l'ai compté dans une institution de 350 enfants (9 à 16 ans) 88 lits au dortoir des pompiers. Cela signifie, en termes médicaux, que 25% de ces enfants souffrent d'incontinence urinaire, quelques-uns d'incontinence fécale. Quand on aura réfléchi sur ce phénomène, en rapport avec l'âge des sujets, on aura peut-être mesuré l'ampleur du problème...

*

80 P.C. DE RETARDÉS MENTAUX

L'hérédité et l'entourage - A quoi aboutissent les métbodes plus
haut décrites - Le travail excessif et l'inévitable incompétence



- Si vous écrivez, m'affirme un spécialiste au courant de la question, que nos institutions pour illégitimes contiennent 80% de retardés mentaux parmi leur population, pas un psychologue ne vous contredira. Vous aurez même cité là un pourcentage conservateur...

- Et si j'affirmais du même coup que l'éducation à la chaîne, hors de tout contact avec une famille normale, est la grande responsable de cet arriérisme, les psychologues me suivraient-ils encore?

- Ils vous ont depuis longtemps précédé sur ce terrain. Le temps n'est plus où l'on pourrait faire croire que les illégitimes naissent tous avec un quotient intellectuel inférieur. Et nous savons d'autre part que le quotient intellectuel des enfants d'institution tombe d'année en année à cause du milieu dans lequel Ils vivent. C'est un fait scientifiquement établi que personne ne peut plus contester.

LES FAITS

Si l'on m'avait exposé ces faits (car il ne s'agit pas d'une opinion) avant mes visites récentes dans les crèches et les orphelinats, j'aurais eu sans doute beaucoup de peine à les admettre.

Aujourd'hui, toutefois, je me rends parfaitement compte qu'ils sont exacts. A côté des vérifications scientifiques, pratiquées au moyen de tests, l'observation directe, la simple observation par le profane vient ajouter ses conclusions.

Et si l'on se place ensuite sur le terrain du gros bon sens, on ne peut guère raisonner là contre. Pourquoi, en effet, les enfants nés hors mariage seraient-ils moins intelligents que les autres? Certains croient spontanément à une punition du ciel. "La justice du Bon Dieu", expliquent les bigots. Et elle s'exercerait sur des êtres innocents, au lieu de frapper les auteurs mêmes de la faute? L'argument est ridicule et je ne le mentionne que pour en souligner la pieuse bêtise.

D'ailleurs, il faut bien reconnaître que cette croyance, ou d'autres analogues au sujet des enfants illégitimes, ont joué un certain rôle dans notre apathie en face de la misère de ces petits.  "Enfants du péché", raisonnent les gens distraits, parce qu'une explication théologique, même frelatée, soulage admirablement de la mauvaise conscience...

Et plutôt que de se poser des questions embarrassantes, on englobe toutes les misères des enfants sous l'explication générique de leur naissance irrégulière.

A FROID

Mais à froid, il n'est pas une seule personne de quelque bon sens qui continuera de raisonner ainsi.

Les psychologues vous diront que certains facteurs encore mal connus agissent en fait dans le cas des naissances illégitimes et que certains pourcentages de débilité mentale et autres faiblesses restent troublants. Mais il serait complètement faux de croire, en vertu de je ne sais quelle théologie à la petite semaine, que tous ces enfants doivent souffrir de tels handicaps.

N'allons pas croire surtout que les naissances illégitimes se produisent invariablement dans les plus basses couches de la société. Les statistiques sont là pour établir que les parents illégitimes se recrutent dans toutes les classes sociales, possèdent les degrés de culture les plus divers et jouissent des états de fortune les plus variés. Ils représentent un échantillonnage parfait de notre milieu.

Le facteur hérédité peut très bien expliquer une partie du problême; il n'épuise pas la question, loin de là.

L'ENTOURAGE

Reste donc un second facteur, non moins important que le premier: l'entourage. Or, ce facteur est variable. C'est sur lui qu'une action efficace peut être exercée. Il importe donc de l'examiner soigneusement puisqu'il est responsable en très grande partie de l'écart grandissant qui sépare, à mesure qu'ils grandissent, les enfants de famille et les illégitimes en soutien.

L'entourage de l'illégitime, c'est, de toute évidence, l'institution. Et ce terme d'institution, encore trop général, se réduit en fait à trois facteurs principaux: le régime de vie, le personnel de la maison et la compagnie des autres enfants qui y sont recueillis.

Je crois avoir montré, dans le régime de vie (éducation à la chaîne, taylorisation du travail, uniformité du menu) ce qui explique l'arriérisme des enfants qui y sont soumis pendant toute la durée de leur petite enfance. Il n'est guère besoin de chercher ailleurs.

Mais considérons quand même le facteur "personnel". Il se divise en deux groupes de femmes dévouées aux enfants: les religieuses, d'une part; d'autre part les "aides" ou "gardiennes" à qui sont confiés les enfants dans les salles de jeu.

Des religieuses et des infirmières, on sait déjà quoi penser. C'est un personnel souvent compétent, presque toujours dévoué, à qui l'on ne peut faire qu'un reproche: celui de n'avoir pas douze mains, trois coeurs et le don d'ubiquité.

Ce n'est pas leur présence, leur action qui appelle la critique. C'est au contraire leur absence, l'impossibilité tragique où elles se trouvent de satisfaire aux besoins affectifs d'enfants trop nombreux. Si nos crèches étaient organisées comme certaines pouponnières pour réfugiés que nous avons visitées en Suisse, si l'on y trouvait en moyenne une religieuse ou une infirmière pour deux enfants, nous pourrions juger mieux de leur compétence. Mais dans notre système absurde, ni la religieuse ni l'infirmière ne peuvent se mesurer avec la tâche qu'on leur réserve.



LES AIDES



Quant aux "aides", leur cas est beaucoup plus grave. Car en outre du travail excessif, elles souffrent encore d'une incompétence flagrante qui s'explique aisément par les salaires qu'on leur paie. Savez-vous ce qu'elles reçoivent pour le soin quotidien d'une douzaine d'enfants en bas âge? L'enquête sommaire que j'ai conduite dans ce domaine m'a révélé que leurs salaires s'établissent entre un minimum de $30 et un maximum de $40 ou $50 par mois. C'est un peu moins que le salaire d'une aide familiale...

On trouve donc chez elles la compétence pédagogique moyenne des bonnes en service domestique. Elles en ont aussi l'âge moyen. Pour faire un tel métier à un tel salaire, vous devinez qu'il faut être ou très jeune (entre 16 et 20 ans) ou légèrement dépourvue sur le plan mental ou encore animée d'un dévouement surnaturel qui confine à l'abnégation héroïque.

La dernière hypothèse se verifie, hélas, très rarement. Et les petits enfants de 18 mois et plus, déjà handicapés dans leur développement affectif et mental, tombent entre les mains de petites filles sans ressources qui n'arriveraient pas, pour la plupart, à faire progresser "un" enfant normal... et qui en ont douze ou vingt-quatre sur les bras à la journée longue.


LES DEBILES

Eifin, troisième facteur en action dans cet entourage, la présence des autres enfants, des compagnons de vie de Tit-Coq.

Notons d'abord que la détresse est commune à tous les illégitimes "bloqués" ensemble depuis leur naissance. Entassement de misères, où ni l'un ni l'autre ne peut profiter du voisin puisqu'ils sont tous au même point, sauf exception pour de rares enfants de famille perdus au milieu des autres.

Or, si Tit-Coq ne peut rien attendre de son voisin en matière d'aide positive, il doit hélas craindre la présence à ses côtés d'un débile mental caractérisé. Car il ne s'opère aucune sélection avant l'âge scolaire, quand toutefois elle se produit à ce moment-là. Nous avons signalé la présence de grands déments dans les maisons normales, il va de soi que les simples débiles, les "maurons" et les imbéciles ne sont pas éliminés eux non plus!

Ils sont là, répartis parmi les autres, vivant la même vie dans un coude à coude de tous les instants. Et ces petits malheureux, qui ne peuvent rien gagner au contact des enfants normaux, nuisent malheureusement au développement de ces derniers, déjà si sérieusement compromis.

* * *

Après cette rapide revue des facteurs en jeu, il est aisé, croyonsnous, d'expliquer, même à des profanes, la raison du retard menta! des enfants nés en institution.

Et nous croyons raisonnable de conclure que la plupart des retardés, qui forment la majorité de nos illégitimes non adoptés, ne le sont pas de naissance mais le deviennent à cause du système.

En d'autres mots, si dure que puisse paraître cette affirmation, nos crèches fabriquent des retardés mentaux que nous ne parvenons pas ensuite à rééduquer.

PORTRAIT D'UNE ÉPAVE

Retardé et inadapté - Ils ne sont pas faits pour le monde
Chaises dures et cachet familial - L'étranger . . .


Tit-Coq a maintenant seize ans.

Le moment est venu pour lui de quitter la filière des institutions d'enfance dont il se trouvait, à toutes fins pratiques, prisonnier depuis sa naissance. Je dis prisonnier parce qu'à chaque tournant de sa croissance, on aurait voulu l'arracher à cette éducation de masse qui était en train de le déformer. Mais la condition d'illégitime non adopté ne connaît aucune issue. L'enfant est pris dans le système comme dans une mécanique: il n'en sortira qu'après sa seizième année (désormais sa dixhuitième), quelles que soient pour lui les conséquences de ce genre de vie.


PORTRAIT

Je voudrais risquer ici un portrait de Tit-Coq à seize ans.

Portrait moral et psychologique, car Tit-Coq diffère assez peu des enfants de famille sur le plan physique (1). Mais c'est la personnalité de Tit-Coq qui constitue un type et qui résume assez bien le bilan de nos institutions.

Le lecteur a déjà conclu, apres notre article d'hier, que Tit-Coq avait quatre chances au moins sur cinq d'être un retardé mental. Mais qu'est-ce au juste que cela signifie pour son avenir? N'a-t-on pas l'habitude de répéter que le monde est rempli d'imbéciles, qui ne s'en portent pas plus mal pour tout cela?

Dans le cas présent, les boutades seraient mal venues devant le tragique de ce problème humain. Car le retard de Tit-Coq lui ferme presque toutes les portes.  Bienheureux l'Arthur St-Jean de Fridolin, qui a pu rentrer dans l'armée canadienne au sortir de l'institution!  Car bien peu d'autres voies s'ouvraient devant lui.

Un métier? peut-être serait-il apte à en acquérir un; mais dans nos temps de travail organisé, il rencontrera des obstacles pour lui insurmontables. Songez que tout récemment, le gouvernement a refusé à une institution des professeurs spécialisés. Pourquoi?  Parce que le métier de barbier, par exemple, s'apprend fort bien. Mais l'association des barbiers exige la septième année de tous ses mernbres. Et la grande majorité des illégitimes d'institution n'atteignent jamais ce degré d'instruction.

Ils se trouvent donc, plus dénués que jamais, devant des portes closes, devant un monde hostile. Et comment sont-ils armés, intérieurement, pour y faire face?

DANS LE NOIR


En plus d'être mentalement retardés, il faut bien dire, puisque c'est vrai, qu'ils sont aussi gravement inadaptés.

Le sens quotidien de ce terme abstrait? - Ils ne sont pas faits pour le monde dans lequel ils entrent, et ce monde-là n'est pas fait pour eux. Si vous visitez jamais des institutions d'enfance, chaque membre du personnel, depuis la direction jusqu'au dernier professeur, vous parlera du complexe d'infériorité des enfants. Il est terrible. Il affecte presque tous les sujets qui passent quelques années à la file dans un orphelinat ou une école d'industrie.

Je n'entreprendrai pas ici d'en relever toutes les causes, contentons-nous de mentionner qu'il existe et que Tit-Coq, en abordant le monde, a durement conscience qu'il est un être spécial, anormal et inférieur. Il ne peut pas regarder la vie en face: il est obligé de l'aborder de biais. Et n'oublions pas qu'à seize ans, il est en pleine crise d'adolescence, période difficile et dangereuse entre toutes.

Or, au malaise normal de l'adolescent, s'ajoute chez Tit-Coq une ignorance des choses les plus ordinaires, les plus courantes pour l'enfant normal. Un seul exemple suffira pour illustrer cette ignorance.

Dans une institution de province, le directeur décida une année d'organiser un "salon" pour la piriode des Fêtes. Avec l'aide des garçons, il transforma une salle commune en posant aux fenêtres des rideaux de papier, en égayant la pièce de décorations diverses. Dieu sait que le "cachet familial" devait rester assez pâle.  "Et pourtant, me raconte le directeur, les enfants se ruaient vers ce "salon". Pourquoi?  Pour s'asseoir dans un vieux fauteuil bancal que j'avais transporté là. Ces enfants, voyez-vous, n'ont connu toute leur vie durant que des chaises de bois, impersonnelles et dures..."

FAMILLE

Un incident comme celui-là fait mieux saisir qu'une dissertation l'inadaptation des enfants d'orphelinats. Les illégitimes surtout, qui n'ont jamais connu l'atmosphère d'une famille, entrent quand même dans un monde composé de familles; ils ne savent pas ce qu'est un foyer mais ils doivent désormais vivre dans un monde qui est un assemblage de foyers.

N'est-ce pas assez pour que Tit-Coq se sente dépaysé, désemparé? Il ne connaît pas les règles du jeu. Bien mieux: il a bientôt l'impression que jamais il ne pourra les apprendre. Car il aura beau pensionner dans une famille, se faire des amis, entrer sous un toit normal et hospitalier: jamais (et j'en ai vu bien des cas) il ne se sentira "adopté", intégré dans un milieu familial...

Et si c'est là son grand problème, il n'en manque pas d'autres. Tit-Coq ne connait rien à la proriété. Il ne connaît pas la valeur de l'argent.  Il n'a jamais rien possédé. Ce que nos enfants apprennent graduellement depuis l'âge de trois ou quatre ans, lui doit l'absorber en vitesse à un âge ridiculement disproportionné avec les notions à acquerir.

En somme, et c'est son drame, Tit-Coq est partout étranger. Il appartient à personne; rien ne lui appartient.  Il n'a pas de racines, si ce n'est à l'institution où déjà son lit est occupé par un autre malheureux, qui recommence, à son compte, la même expérience. Et ceux qui se sont occupés de lui quand il était là, peut-on supposer qu'ils vont le suivre à travers les péripéties de la vie nouvelle qu'il entreprend?

LA FERME...

C'est impossible.

Tit-Coq est d'ailleurs passé sous la juridiction d'une Société de Protection de l'Enfance qui désormais est responsable de lui. Les travailleurs sociaux seront bons, attentifs, mais ce sont encore des étrangers que Tit-Coq n'avait jamais vus auparavant.

Et voici qu'on le conduit sur une ferme (dans 60% des cas) où il vivra désormais. Il aidera le fermier. Il apprendra le métier d'aide-fermier. Mais ce n'est pas là une carrière, cela ne remplit pas une vie. L'aboutissement normal serait qu'il devienne à son tour cultivateur: mais qui lui achètera une ferme? Et Tit-Coq n'est pas adapté pour l'aventure de la colonisation; c'est à peine si les fils de la terre réussissent dans cette ligne.

* * *

Ici, le destin des illégitimes se diversifie selon les individus, mais il reste presque toujours aussi triste que l'enfance et la jeunesse: retour vers les villes, travail de manoeuvres dans l'industrie, mariages qui ont bien peu de chances d'apporter le bonheur.

Nous avons préparé Tit-Coq à toutes les déconvenues; il ne faut pas s'étonner qu'il échoue.

(1) Dans 12 plupart des cas, cependant, les illégitimes d'institution accusent un retard marqué dans leur développement phvsique.  Nous avons vu, à la douzaine, des enfants de 16 ans qui en annoncent peine 13 ou 14.

HÉLAS !  CE SONT DES
PERSONNES HUMAINES

Le problème reste entier - Quelques solutions timides
Les sorties en fin de semaine - Placements d'illégitimes

Ai-je besoin de dire ici que le problème des illégitimes non adoptés est l'un des plus tragiques qu'il m'ait été donné d'étudier et de loin le plus grave dans le domaine de l'enfance en soutien?
                  
Résumons-le en cinq lignes: éprouvés déjà par le hasard d'une naissance hors mariage, ces enfants se trouvent pris dès leur premier jour dans un engrenage d'institutions inadéquates, surpeuplées, incapables de leur fournir l'éducation à laquelle ils ont droit. Ils en sortent au milieu de leur adolescence, diminués mentalement et physiquement, inadaptés, handicapés pour le reste de leur vie.  Je ne crains pas d'affirmer que notre système actuel constitue sous ce rapport un échec quasi total.

Or, les enfants qui devront souffrir toute leur vie de cet échec se chiffrent par centaines dans la seule ville de Montréal.


SOLUTION?

Mais j'entends d'ici les questions que ces affirmations soulèvent: on veut savoir si les autorités compétentes, les personnes concernées, ont pris conscience de ce problème. on aimerait entendre dire que cette affreuse injustice, infligée à des tout-petits sans défense, à des personnes humaines, suscite déjà le scandale des responsables et qu'on s'efforce de la corriger.

Voyons donc les efforts tentés à cette fin depuis quelques années. Nous avons parlé déjà des materelles. Si lentes qu'elles soient à se multiplier et si incomplète la solution qu'elles apportent au problème, on ne peut nier toutefois qu'elles constituent un progrès, d'autant plus remarquable que la misère des petits est plus profonde.

Signalons encore les sorties de fin de semaine qui se pratiquent un peu partout dans les crèches et les écoles d'industrie. Elles se résument à un système plus ou moins organisé de parrainage. Des familles reçoivent en fin de semaine un petit pensionnaire d'institution qu'elles reconduisent ensuite le lundi matin. Ainsi, des enfants complètement privés de tout contact avec une famille et avec le monde extérieur trouventils l'occasion de connaître un peu le royaume des gens ordinaires.

Il n'y a pas si longtemps encore, des enfants d'orphelinat, emmenés en promenade, se comportaient exactement comme de petits Esquimaux; ils n'avaient jamais vu un pont, par exemple, et s'extasiaient devant cette construction étrange... Ils ne reconnaissaient aucun des objets familiers dans l'ameublement d'un foyer normal. Les sorties de fin le semaine corrigent au moins cette anomalie grossière.

Mais à quel prix pour l'enfant! Imaginez un peu ce garçon de trois, six ou huit ans qui vit toute l'année dans le désert d'affection que nous avons décrit. Soudain, une planche de salut à laquelle il s'agrippe comme un noyé: cette marraine, femme charitable qui l'emmène chez elle, toute une famille qui s'applique pendant deux jours à le gâter. Mais il est inévitable que devant tant de misère évidente, la famille hôtesse exagère dans les douceurs. On le comble, on le fait manger au delà de son appétit, on cède à tous ses désirs en songeant qu'il sera tellement privé d'affection dès son retour à l'institution.

L'enfant nage dans la tendresse. Mais le lundi matin, il retrouve les murs froids, le personnel affairé, l'atmosphère plus haut décrite. On devine les soubresauts terribles pour le système affectif de l'enfant, si fragile en des cas semblables. Il rêvera toute la semaine, tout le mois, toute l'année de cette famille. Il ne vivra que pour la prochaine visite chez ses bienfaiteurs.

Si l'aventure doit se terminer par une adoption, à la bonne heure. Ces chocs émotionnels successifs seront largement compensés par le bienfait permanent du foyer enfin trouvé.

Mais ce n'est là, hélas! qu'une exception. Et qu'on essaie de se figurer le drame dans l'âme du tout petit qu'on omet d'inviter, telle fin de semaine, parce qu'on a un voyage à faire ou des parents en visite... Qu'on s'imagine le désastre plus complet encore quand la marraine cesse brusquement ses visites pour une raison qui peut être fort bonne mais que l'enfant ne peut pas comprendre. Pour lui, l'épisode se résume à ceci: il vivait dans une maison froide, dans le désert de l'amour. Puis, une fenêtre s'ouvre par laquelle il entre du soleil. Il mesure alors l'abime dans lequel il vivait. Mais soudain cette fenêtre se referme brusquement...

PLACEMENTS

Comme tout serait facile si les enfants n'avaient pas une âme, un coeur, une personnalité, une sensibilité délicate et souvent meurtrie! On pourrait ainsi les reprendre, les remettre, les combler et les priver sans qu'il en coûte. Mais pour des petits, et songez à vos propres enfants, on en vient à se demander si un tel chambardement émotionnel n'est pas plus néfaste que bienfaisant. Faudrait-il donc les priver de ce rayon de soleil encore si pâle, le seul qui parvienne jusqu'à eux? Les responsables d'institutions n'arrivent pas à s'y décider, et le les comprends.

Une autre forme de diversion consiste à placer les garçonnets (plus vieux, ceux-là, d'âge scolaire au moins) dans des familles de cultivateurs. On le fait de plus en plus, parfois pour les arracher à l'atmoshère néfaste de l'institution, parfois aussi pour désencombrer un peu ces dernières où l'affluence des sujets constitue un problème permanent.

Il arrive aussi, et cela nous semble netternent blâmable, que les institutions soient elles-mêmes autorisées à accomplir de tels placernents. Certaine école d'industrie, par exemple, située dans un petit village rural, confie directement certains de ses sujets à des cultivateurs sans que la Société de Protection de l'Enfance ait été avertie. Et cette institution ne dispose ni d'un service social adéquat pour conduire les enquêtes, ni de visiteurs attitrés pour visiter l'enfant dans son foyer d'adoption. C'est la porte ouverte aux pires exploitations de la part de cultivateurs intéressés, qui imposeront au garçonnet des tâches bien au-dessus de ses forces.

LA SOCIETEE

Quant aux placements effectués par la Société elle-même, ils sont certainement plus soignés. Mais on s'y heurte quand même à toutes sortes de difficultés et d'échecs.

Si par exemple l'enfant est confié à un foyer nourricier, i.e. un foyer qui recevra de la Société une pension mensuelle pour l'enfant, on se heurtera souvent à des commissions scolaires rurales qui refuseront d'admettre le garçon à l'école parce qu'il n'est pas le fils propre du cultivateur en question et que ce dernier reçoit de l'argent pour garder le petit.  Et ce genre d'objections n'est pas exceptionnel, si mesquines qu'elles opparaissent.

Bref, des efforts ont été tentés pour résoudre le problème, mais il faut bien reconnaître qu'il demeure entier. Comparées à certaines solutions globales, complètes et cohérentes que nous exposerons demain, les tentatives effectuées jusqu'ici prennent figure de balbutiements.

*

LES SOLUTIONS QU'ON N'APPLIQUE PAS
Qu'est-ce que le foyer nourricier?  --  Les défauts qu'il n'a pas . . .
et ceux qu'il a --  De quoi manquons-nous?

Ce problème des illégitimes non adoptés, dont le séjour en institution empêche le développement mental et affectif, ce problème nous est-il exclusif? Sommes-nous les seuls, dans la province de Québec, à pratiquer ce système dont les inconvénients sautent aux yeux dès qu'on s'y arrête?

Non. Il est d'autres pays, à travers le monde, qui le connaissent tout comme nous. Mais si nous bornons notre étude à l'Amérique du Nord, il semble bien que nous soyons les seuls à maintenir pour ces enfants le système des grandes institutions.

FOYERS NOURRICIERS

Sauf erreur, on pratique dans toutes les autres provinces canadiennes, et dans la presque totalité des Etats américains, le placement en foyer nourricier dès le moment de la naissance.

Pour pouvoir juger de ce système, votre reporter a voulu étudier sur place, dans la ville d'Ottawa, la politique mise en oeuvre par les catholiques de la Société d'Aide à l'enfance. Disons tout de suite qu'aux yeux d'un observateur profane mais dénué de préjugés, cette politique semble bien corriger tous les inconvénients majeurs de notre système québécois sans entraîner elle-même aucune conséquence fâcheuse d'envergure comparable.

En quoi consiste ce système? En voici une description rapide, certes pas complète, mais susceptible d'en faire saisir les avantages.

Ce qui inspire, d'abord, le système du foyer nourricier, c'est la conviction que seule une famille, cellule première instituée par Dieu, est vraiment compétente pour éduquer les enfants. Vérité élémentaire et si fondamentale pour des catholiques qu'il est inutile d'y insister.

Partant de cette donnée première, des travailleurs sociaux, aidés de psychologues, en ont précisé une deuxième: à savoir que plus un enfant est jeune, plus l'absence d'une famille sera néfaste à son développement, plus donc le séjour dans une institution pourra lui causer de tort.

A partir de ces deux principes, et sans pour cela préjuger d'aucun cas particulier, vu l'impossibilité de traiter les enfants comme des êtres tous semblables, on a élaboré le système suivant.

EN FOYERS

Dès qu'un enfant de naissance illégitime quitte l'hôpital (cela suppose que la fille-mère l'a confié à la Société ou abandonné de quelque façon) il est placé dans une famille qui s'engage à prendre soin de lui contre dédommagement. La somme versée à cette famille, qu'on appelle foyer nourricier, est l'équivalent de la pension que notre gouvernement verse aux institutions religieuses.

Ce qui se passe ensuite? Le petit, depuis l'âge du nourrisson jusqu'à l'adolescence, vivra dans une famille normale à moins qu'il ne soit adopté en cours de route. Il ne connaîtra ni l'éducation à la chaîne, ni le voisinage des anormaux, ni le retard mental "institutionnel". Il saura comme tous les autres enfants dire "chez nous". Il connaîtra l'atmosphère du foyer, l'école paroissiale, la présence de parents, de frères et de soeurs. Il aura presque autant de chances de se développer dans l'équilibre que l'enfant de famille. Il connaîtra un sort peut-être moins reluisant que celui de son camarade adopté (encore que le contraire se produise souvent) mais nullement comparable au désert d'affection que notre système inflige aux enfants québécois de même condition.

DIFFICULTES

Est-ce vraiment aussi simple que cela?  Presque.

Je ne voudrais pas qu'on me soupçonne de candeur naîve. Je sais que le système du foyer nourricier a ses désavantages et ses difficultés. Nous signalerons plus loin les distinctions qui s'imposent quand il s'agit de placer des orphelins ou des enfants de foyers divisés, ou encore des illégitimes d'âge scolaire. Mais quand il s'agit d'illégitimes non adoptés, la supériorité du placement familial saute aux yeux du premier venu, et le premier venu ne se trompe pas.

Sans doute le foyer nourricier, pratiqué sur une haute échelle, exige-t-il des travailleurs sociaux nombreux, compétents et attentifs. Il faut choisir des familles capables de jouer ce rôle Il faut éviter tous les ménages qui tendraient à transformer le soin des enfants en un commerce profitable.

Une fois l'enfant placé, il faut encore que les travailleurs sociaux le visitent souvent, surveillent son développement et l'humeur des parents nourriciers, les conditions de vie que ces derniers font à leur pupille.

Les ennemis jurés de ce système (mais qu'est-ce au juste qui inspire leur opposition?) font valoir qu'il est facile de faire un gàchis remarquable en matière de foyers nourriciers, ce qui sans doute est bien vrai. Mais les travailleurs sociaux sérieux répliquent qu'il est aussi possible d'en faire un instrument merveilleux d'éducation et de soutien. Non seulement ils le disent, mais ils se chargent même de le prouver. Et les enfants ainsi placés que j'ai visités dans la région Ottawa (sans choisir, au hasard des visites de routine) m'ont largement prouvé que cette merveille existe.

Dans ce seul coin du pays, des centaines d'enfants sont ainsi placés. J'en ai vu dont on n'aurait jamais pu déceler qu'ils n'étaient pas les enfants de la maison, garçonnets pétillants de vie, équilibrés, visiblement très heureux. J'en ai vu d'autres qui s'adaptaient moins bien à leur famille d'emprunt, d'autres qui donnaient des maux de tête aux parents nourriciers et aux travailleurs socieux responsables de leur sort.

Mais je puis dire que dans les deux dernières catégories, qui ne constituaient d'ailleurs qu'une minorité, jamais le sort des petits ne m'a paru comparable à celui de nos enfants des crèches et des écoles d'industrie.

EVOLUTION

Soulignons d'ailleurs que l'opinion, dans notre province, a comniencé d'évoluer dans ce sens. Alors qu'on risquait, il y a dix ans, de passer pour ennemi de la religion si l'on se permettait une critique de nos crèches, voici qu'un Jésuite, le R. P. Albert Plante, préconise depuis trois ans le système du foyer nourricier quand il s'agit d'illégitimes non adoptés. Il a même écrit à ce sujet, dans la revue Relations, plusieurs articles fort clairs et très bien documentés.

De même, plusieurs services sociaux pratiquent le placement familial, dont l'Institut Notre-Dame du Bon Conseil, dirigé par des religieuses.

Mais il reste que jusqu'à présent, aucun effort d'envergure n'a été tenté pour soustraire au climat néfaste des institutions les centaines de tout-petits qui ne peuvent qu'en souffrir. Chaque jour de nouvelles "classes" s'engagent dans la filière sans qu'on puisse déceler de tentatives sérieuse pour mettre fin à ce drame.

Manquons-nous de travailleurs sociaux? Existe-t-il des résistances que nous ne devinons pas et qui bloquent une solution aussi urgente et aussi évidente? Nous nous croyons, en conscience, obligé de poser ces questions et d'insister pour obtenir une réponse.


Suite

____